Laisse les morts

Extrait La mort et le deuil

La mort et tout ce qui l’entoure est certainement un lieu important de rencontre entre l’Évangile et l’attente des hommes et des femmes de notre temps. Certaines fêtes récentes, importées pour des raisons avant tout commerciales, le montrent bien. Entre méditation et réflexion historique et théologique, cet article de Luc Olekhnovitch, pasteur de l’Église Évangélique Libre de Meulan, nous aidera à mieux penser ce qui demeure, sous des formes diverses, une constante de l’expérience humaine comme du ministère de l’Église.

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Laisse les morts

J’ai été un jour surpris par la question d’une personne avec qui j’avais assisté à des obsèques catholiques : elle était troublée parce que le prêtre avait dit adieu au défunt en s’adressant à lui comme s’il était encore là, alors qu’il était mort depuis plusieurs jours. Cette personne pourtant cultivée me posait en substance la question : l’âme était-elle encore dans les parages ? Le défunt étant chrétien, je lui ai répondu en citant le brigand sur la croix à qui Jésus dit : « tu seras aujourd’hui avec moi au paradis ».

Cette interrogation est en fait très ancienne. Depuis la plus haute antiquité, on craint que les morts ne rôdent ; il y a l’idée qu’ils continuent à vivre une vie parallèle et qu’ils peuvent influer sur les vivants. La fête celte de Samain, qui deviendra Halloween, était destinée à se concilier les esprits des morts qui étaient sensés revenir le 31 octobre. À cause de cette crainte des morts, en Europe, au début de la christianisation, le cimetière est loin de la communauté des vivants. Puis le christianisme fait reculer la crainte des morts : le cimetière se rapproche de l’église. Enfin, ultime évolution, les morts vont pénétrer jusque dans l’église. Avoir sa tombe dans l’église est rare jusqu’à la fin du Moyen-Âge mais au XVIème siècle, la pratique se « démocratise » : ce ne sont plus seulement les nobles mais aussi des riches artisans qui se font enterrer dans l’église. Cette pratique se développe tellement que les conciles de Bordeaux et de Rouen (1582) « dénoncent le surpeuplement et l’invasion du sols des églises comme une calamité nouvelle »(1). Quel était le but de ceux qui se faisaient ainsi enterrer ? Croyaient-ils être ainsi plus près de Dieu ? Il est à craindre que la superstition et des raisons de prestige social y soient pour beaucoup.

La Réforme protestante va induire une attitude nouvelle devant la mort et devant les morts.

En Allemagne, elle va vouloir rompre le lien entre église et cimetière. Non par crainte des morts, mais, au contraire, par dédramatisation : on qualifie le cimetière « de lieu de repos et de sommeil » « le champ de Dieu où nos amis ont leur lit de repos »(2). Par hygiène aussi ! Écrivant aux pasteurs de la ville de Breslau touchée par la peste, Luther se prononce pour mettre le cimetière en dehors de la ville, s’inquiétant qu’il puisse sortir « des tombeaux des vapeurs susceptibles de vicier l’air »(3). Luther invoque également plusieurs textes bibliques qui montrent les morts enterrés hors de la ville : le fils de la veuve de Naïn, Abraham achetant un champ pour sépulture, et le tombeau de Jésus lui-même hors de la ville. Sur le fond, il y a une volonté de Luther aussi bien que de Calvin de rompre avec les pratiques antérieures. Ceci dit, la résistance est vive(4). Dès que la Réforme est stabilisée, dans la seconde moitié du XVIème, les Églises de la Réforme ont dû accepter que les nobles aient leurs tombes dans l’église, et les différentes catégories d’enterrements qui avaient été supprimées sont rétablies. Au début du XVIIème le transfert du cimetière hors les murs a réussi dans les villes mais pas dans les villages. Sur plusieurs points cependant, la rupture est totale avec le catholicisme.

Sur l’intercession pour les morts

Le 31 octobre 1517 Martin Luther placardait sur l’église de Wittenberg 95 thèses protestant contre le trafic des indulgences qui est au fond un trafic avec les morts. Il pose dans la thèse 83 cette question redoutable : « pourquoi… les anniversaires des défunts subsistent-ils, pourquoi le pape ne restitue-il pas ou ne permet-il pas de reprendre les bénéfices fondés dans cette intention alors qu’il est injuste de prier pour les rachetés ?». La pénétration de la Réforme va avoir des conséquences très concrètes puisque l’argent va changer de destination ! Des historiens ont étudié des testaments du XVIème siècle dans des villages catholiques et protestants en Provence. Dans les testaments catholiques, on prévoit « legs, et services pour le salut des âmes », dans les testaments protestants on trouve, comme dit l’historien Michelle Vovelle, « une indifférence à la sépulture »(5) ; en revanche beaucoup stipulent des actes de charité pour les pauvres…

Sur le culte des morts

Dès que la Réforme triomphe en Allemagne, on supprime le jour des morts aussi bien dans les Églises luthériennes que calvinistes.

Théologie de rupture

La théologie de rupture avec les morts de la Réforme possède des appuis bibliques très forts. Dans un monde extrêmement superstitieux qui essaye de négocier avec les morts, Dieu dit à Israël : « Si une personne se tourne vers ceux qui évoquent les morts ou vers ceux qui prédisent l'avenir, pour se prostituer avec eux, je tournerai ma face contre cette personne » Lv 20.6. Le roi Saül sur son déclin a contrevenu à ce commandement en allant consulter une voyante pour prier le prophète Samuel décédé de l’aider avant le combat. L’Écriture dit clairement que Dieu l’a sanctionné : « Saül mourut parce qu'il avait été infidèle envers le Seigneur : il avait négligé d'obéir à ses commandements, et il avait même évoqué l'esprit d'un mort pour le consulter, au lieu de consulter le Seigneur. » 1 Ch 10.13-14 (FC). Ce qui est reproché au roi Saül, c’est d’avoir consulté un mort au lieu d’avoir consulté Dieu, et pourtant le mort, c’était le prophète Samuel ! Cette attitude est vigoureusement condamnée dans toute l’Écriture.

La Contre Réforme catholique a essayé de fonder la prière pour les morts sur le deuxième livre des Maccabées, écrit en grec au IIème avant J.C., où l’on trouve une prière expiatoire de Judas Maccabées pour des soldats morts (2 M 12.40-45) et une vision de l’intercession en faveur des insurgés, du grand prêtre Onias et du prophète Jérémie (2 M 15.11-16). À lire ces textes, qui n’ont pas été retenus par les rabbins comme faisant partie du Canon des Écritures, on se dit que c’est vraiment beaucoup leur faire dire que d’affirmer qu’ils instituent une prière pour les morts !

Au contraire quand Jésus raconte l’histoire du riche égoïste et du pauvre Lazare, il s’appuie sur l’idée, qui s’est répandue dans le judaïsme, d’un jugement immédiat post mortem, avec un séjour des morts divisé en un lieu de souffrance pour les impies et un lieu de béatitude pour les justes(6). Or la conclusion de la parabole c’est que les morts ne peuvent rien pour les vivants : « S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader, même si quelqu’un ressuscitait d’entre les morts » Lc 16.31. Quand l’auteur de l’épître aux Hébreux affirme «…il est réservé aux hommes de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement… » (Hé 9.27) il est bien dans la ligne de la prédication de la synagogue(7).

Bilan historique

Au regard de la longue histoire, l’attitude de rupture de la Réforme se révèle-elle plus efficace que la solution catholique d’intégration ? Dans le monde protestant, Vovelle note qu’il y a bien rupture mais que les esprits des morts ne disparaissent pas complètement : ils sont repoussés aux marges, dans les croyances populaires ou la littérature(8). Le catholicisme, qui a aussi combattu certains débordements païens autour des défunts(9), a pris le parti de canaliser ces croyances en instituant la fête de la Toussaint le 1er novembre. En Angleterre cette fête de la Toussaint est venue prendre place à côté d’une fête celtique des morts qui avait lieu le 31 octobre et visait à exorciser les esprits des morts qui, croyait-on, pouvaient venir tourmenter les vivants. Ce jour des morts celtique a subsisté à côté de la Toussaint : « All Hallow's Eve » ("la veille de tous les saints"), est devenu « Halloween ». Les catholiques irlandais ont importé au XIXème cette fête aux États-Unis où elle est devenue très populaire à partir des années 1950 dans une phase de sécularisation de la société américaine. Elle a été adoptée par les enfants du baby-boom et est devenue une fête ludique pour les enfants et non plus une fête « sérieuse » pour exorciser la crainte des morts. C’est cette version sécularisée et commerciale qui envahit l’Hexagone depuis quelques années et Halloween et devenu certainement plus populaire auprès des enfants que la fête de la Toussaint. D’où une réaction d’une partie du clergé catholique qui voit dans la mode d’Halloween une concurrence païenne au culte des saints. Hippolyte Simon, évêque de Clermont-Ferrand, affirme : « De soi, ces rites qui s'imposent dans notre culture présente ne sont pas bien méchants. Mais il faut se demander ce qu'ils pourront produire s'il arrive que l'imaginaire des futures générations n'est plus structuré que par ces seules références, dans l'oubli de la signification chrétienne de la Toussaint… »(10). Au fond, il y a les bons morts « tous les saints » et les mauvais morts d’Halloween qui sont de mauvais goût ! Halloween est donc une croyance païenne non éradiquée par le catholicisme (tolérée ?)(11) qui, après un détour par la folklorisation dans une société protestante sécularisée, vient perturber un rite catholique. Vovelle constate : « les ghosts tiennent incontestablement une place plus grande dans les sociétés anglo-saxonnes issues de la Réforme que dans le monde catholique » et il y voit une « revanche ultime du refoulé historique… »(12). Pour cet historien le bilan de l’efficacité protestante semble donc mitigé. Mais il nous semble qu’il faut incriminer la sécularisation qui affaiblit les défenses immunitaires contre les croyances parallèles. De plus on peut constater que le catholicisme aussi est débordé par ces croyances, ce qui signe l’échec de sa politique d’intégration et de canalisation…

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Informations complémentaires

1. Michel Vovelle La mort et l’occident de 1300 à nos jours Paris, Gallimard, 1983, p. 232.
2. Vovelle ibid.
3. Martin Luther Œuvres complètes t.V, Genève, Labor et Fides, 1958, p.256.
4. Janine Garisson Protestants du midi 1559-1598 Toulouse, Privat, 1980, p.p.509-526 signale que les fidèles réformés acceptent mal un rituel funèbre trop dépouillé.
5. Vovelle ibid. p.228.
6. 1 Hénoch 103.5 «… sachez [pécheurs] qu’on fera descendre vos âme dans le Schéol et qu’elles y seront dans une grande angoisse… » cité dans la note 22 de la NBS d’étude sur Lc 16.22.
7. Ainsi W.L. Lane Hebrews 9-13, Waco , Word Books, 1991, pp. 249-250.
8. Ibid. pp.235-236.
9. Vovelle note qu’aux XVe et XVIe « …on veille également à ce qu’il ne se passe autour du cadavre aucune « indécence » (…) ; douleur rituelle ou …réconciliation bachique ne trouvent pas plus de grâce auprès des réformés qu’auprès des catholiques…» Ibid. p. 229.
10. Hippolyte Simon "Vers une France païenne ?" Éditions Cana.
11. Sur le site Internet du diocèse de Pontoise on trouve l’éloge d’un catholicisme latino fort païen : 
« Il y a, dans les pratiques de nos frères du Pérou, du Mexique ou de Guyane, dans leurs illuminations des tombes de leurs défunts, une façon de fêter les morts qui devient la fête des vivants! Qu'y a-t-il de plus évangélique? ». Qu’y a-t-il de plus loin des paroles de Jésus « laisse les morts » !
http://www.catholique95.com/archives/11halloween_cadre.htm
12. Ibid. p. 756.

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