La spiritualité des pasteurs

Extrait Ministère pastoral

C'est à l'occasion de la Pastorale nationale de Eglise Protestante Unie de Belgique (EPUB) réunie à Bruxelles en septembre 2014 que ce texte a vu le jour. Le Pasteur Charles Nicolas y définit et explore ce que l'on entend (ou devrait entendre) par l'expression 'la spiritualité du pasteur". Aujourd'hui, en effet, un terme comme 'spiritualité" est utilisé à toutes les sauces ! Ainsi, après une première partie consacrée au bon (re)positionnement du sujet traité, l'auteur évoque 1 Pierre 4.7-11 pour en faire ressortir cinq points fondamentaux relatifs à l'exercice de la spiritualité dans le ministère pastoral. Le tout sans langue de bois, mais avec une belle exigence de précision, de clarification, et toujours en vue de l'exhortation.

Abonnement aux Cahiers de l'École pastorale

Je m'abonne

La spiritualité des pasteurs

1. LES QUESTIONS QUI SE SONT D'EMBLÉE (IM)POSÉES À MOI

Le professeur Pierre Courthial nous recommandait de toujours définir les mots qu'on emploie. Et cela me renvoie à cette parole de Jésus : "Si deux s'accordent...". C'est une condition, ce qui signifie que ce n'est pas automatique. Jésus ne précise pas combien de temps ils vont mettre pour s'accorder, ces deux-là. Cela procède d'une démarche volontaire, qui peut aboutir, ou pas, à un accord.

Souvent, nous pensons gagner du temps en évitant cette étape qui semble un peu scolaire, pas tellement spirituelle... En fait, je pense que nous avons peur d'être obligés de dévoiler nos "secrets", nos représentations comme on dit aujourd'hui, et de découvrir qu'elles sont peut-être à cent lieues les unes des autres, et qu'elles rendent un véritable accord entre nous bien aléatoire. Pour dédramatiser cela, on dit que c'est bien d'être différents les uns des autres, chacun avec sa tradition et son cheminement singulier(1). On évoque le respect de l'autre comme une des formes les plus évoluées de l'amour... Vous reconnaissez là, certainement, notre environnement actuel.

Cela me conduit à trois observations en rapport avec notre sujet :

• L'importance de définir les mots : ministère pastoral, spiritualité...

• L'importance de s'accorder : entre nous, mais aussi dans la prière...

• Une interrogation sur la position spécifique des pasteurs...

a. Ministère pastoral, spiritualité : de quoi parle-t-on ?

Notre environnement (appelé parfois "postmoderne") conditionne inévitablement la manière — et peut-être la possibilité — d'exercer le ministère pastoral. Au point que la définition même du ministère pastoral peut se poser, ou se pose. C'est quoi, en fait ? Quel en est l'objectif ? Quels sont les obligations, les limites, les moyens ? Quelle en est la légitimité, la justification ? Visiter, mais pour quoi faire ? Prêcher, mais pour dire quoi ? Est-ce si clair ?

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant qu'il y ait relativement peu de vocations pour le ministère, qu'un nombre non négligeable de pasteurs soient tentés de passer à autre chose et que ceux qui persévèrent le fassent sur un mode mineur, en se protégeant comme ils peuvent, quand bien même leur agenda est rempli et bien rempli. Le ministère pastoral "touche-à-tout" produit inévitablement un pastorat minimal bien incapable d'agir avec anticipation et d'équiper l'Église en vue de sa croissance.

En France, en 1905, le législateur a demandé aux Églises de s'inscrire dans un cadre associatif, et j'ai le sentiment que cela, dans bien des cas, a prévalu dans la vision de ce qu'est l'Église, de ce qu'est le ministère. Des notions comme la vérité, l'unité, l'autorité, l'obéissance, la communion, la soumission, la répréhension, la fraternité, la cure d'âme, la direction spirituelle... ont évolué vers un sens plus horizontal, plus profane. Plusieurs de ces termes ont plus ou moins disparu de notre vocabulaire — alors qu'ils ont été regardés comme essentiels pendant des siècles(2).

Définir le ministère pastoral... si cela est possible, et définir la notion de spiritualité. Mais sera-ce plus aisé ? Comment la définir ? À partir de quoi ? L'auteur de L'imitation de Jésus-Christ(3), il est vrai, a écrit dans sa première leçon qu'"il vaut mieux plaire au Saint-Esprit que d'en connaître la définition". Je pense qu'il a cent fois raison. Mais cela signifie-t-il que chacun peut mettre derrière ces mots le sens qu'il veut ? On ne peut certes l'empêcher (!), mais cela nous permettra-t-il de nous accorder, d'avancer ?

Dans notre contexte, en effet, le spirituel est souvent regardé comme englobant tout ce qui n'est pas scientifique, économique ou technique : le subjectif, l'indéfini, l'aléatoire sont de mise, comme dans la conception moderne de l'art. L'imaginaire, le ressenti, l'esthétique semblent être les seuls outils qui conviennent. Ce que j'entends fréquemment aujourd'hui, c'est que "les chrétiens n'ont pas le monopole de la spiritualité", et même que les croyants n'ont pas le monopole de la spiritualité. On a entendu parler de "spiritualité sans Dieu" avec des penseurs comme André Comte-Sponville, Michel Onfray et quelques autres.

Je ne crois pas exagérer en disant que pour certains (beaucoup ?) la spiritualité du dalaï-lama — qui renvoie chacun à sa propre tradition -passe pour être la plus évoluée, la plus émancipatrice. On pourrait parler de la spiritualité de la franc-maçonnerie, elle aussi supra-religieuse bien que nourrie de rites. "Il y a la spiritualité du coucher de soleil, celle de l'engagement social...", ai-je entendu récemment. Dans le milieu hospitalier, les services de soins palliatifs parlent aussi des besoins spirituels des patients en fin de vie, et cela sans lien avec le religieux, ou même en opposition avec lui. Mais je constate que ce "spirituel" peut comprendre tout et n'importe quoi.

Je constate encore ce que l'on pourrait appeler "l'envahissement" par les sciences humaines du domaine théologique et pastoral, en aumônerie hospitalière, par exemple, mais pas seulement. La psychologie, la sociologie, l'anthropologie, et, bien sûr, la psychanalyse offrent les outils "scientifiques", les clés censées garantir l'approche la plus sérieuse, la plus crédible. Y compris du texte biblique ou de la spiritualité. On se demande parfois si on est encore sur un champ chrétien...

Face au tout technologique ou au tout économique, face aux extrémismes religieux aussi, l'humanisme passe dans de nombreux endroits, laïcs ou religieux, comme étant la meilleure garantie d'une saine spiritualité. L'homme comme référence suprême. Mais qu'est-ce que l'homme, par rapport à l'animal, par exemple ? La question a été posée au groupe de réflexion éthique de l'hôpital d'Alès. Elle a été bien explorée aussi par l'essayiste Jean-Claude Guillebeau dans ses nombreux ouvrages, notamment dans Le principe d'humanité (Le Seuil, Paris, 2001).

Dans ce contexte d'Évangile des Droits de l'Homme, il y a une notion de fraternité, mi-républicaine, mi-socialiste ou pseudo-religieuse, qui affecte directement notre regard sur le monde, l'Église, la foi, l'espérance et l'amour. Cela me semble avoir un rapport direct avec la spiritualité et avec le ministère pastoral(4). Nous y reviendrons à la fin de cet article.

b. S'accorder, prier...

Ma seconde observation est née de ce que j'ai appelé la règle de l'accord. "Si deux s'accordent...". S'accorder sur le sens des mots, sur la motivation, sur l'intention... Et j'ai pensé, spontanément, à la prière qui, chaque jour, plusieurs fois par jour, tout le jour, va précisément me permettre de m'accorder. Avec Dieu, en tout premier lieu. Et avec moi-même, comme le fils prodigue : "Étant entré en lui-même, il se dit...". Là aussi, Jésus ne précise pas combien de temps cela va prendre quand il dit : "Entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père qui est là dans le lieu secret. Et ton Père te le rendra".

Cela signifie qu'on n'évalue pas une vie de prière en heures ou en minutes. Et cependant... Je me suis souvent dit : "Si tu veux humilier ou troubler ton auditoire, c'est facile : parle de la prière". Quand nous entendons que Martin Luther priait pendant deux heures chaque jour (et trois heures si la journée était chargée), nous sommes tentés de penser qu'il s'agissait d'un homme d'une autre nature que nous. Et là nous vient à l'esprit ce que dit l'apôtre Jacques : "Élie était un homme de la même nature que nous : il pria avec instance pour qu'il ne plût pas, et il ne tomba pas de pluie sur la terre pendant trois ans et six mois. Puis, il pria de nouveau, et le ciel donna de la pluie, et la terre produisit son fruit" (5.1 7-1 8).

"S'accorder avec Dieu", pourrait être une définition de la spiritualité chrétienne. "Que ton Nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel... Non pas ma volonté, Seigneur, mais la tienne ! ... Si nous demandons quelque chose selon sa volonté, nous savons que nous obtenons ce que nous avons demandé...".

S'accorder pour entrer dans "les oeuvres préparées d'avance"...

c. Le pasteur, un cas particulier ?

Ma troisième observation, je la formule avec une question. En quoi, si elle doit l'être, la spiritualité des pasteurs devrait-elle être différente de celle des autres membres de l'Église ? Probablement serions-nous tous d'accord pour dire que, fondamentalement, il n'y a pas de spiritualité spécifique pour les pasteurs, de même qu'il n'y a pas de foi spécifique, d'espérance ou d'amour spécifique. Et certains, ces dernières décennies, ont eu à coeur d'insister dans ce sens en disant que le pasteur était avant tout un chrétien comme les autres, et même un pécheur (pardonné, bien sûr) comme les autres, avec les mêmes faiblesses, les mêmes tentations... Qui pourrait le nier ? Dans le même sens, on pourra dire aussi que le chrétien est un homme ou une femme comme les autres — et il est vrai que beaucoup d'apparences tendent à le montrer. Cependant, en entendant cela, nous avons peut-être entendu aussi une sorte de banalisation du ministère ou de ce qu'est un chrétien, finalement, avec des pertes de référence ou d'objectifs qui peuvent poser question — comme la sainteté, par exemple(5). Qui ose en parler ?

Nous nous souvenons, par exemple, qu'en rappelant le principe du sacerdoce commun des croyants (il n'y a plus de prêtrise médiatrice), les Réformateurs n'ont absolument pas nié les ministères établis, donnés par Christ à son Église avec un mandat spécifique (Ép 4.11-15) : non pas entièrement différent mais spécifique. Et nous avons peut-être pensé à ce que dit Pierre : "Nous (les apôtres), nous continuerons à nous appliquer à la prière et au ministère de la parole" (Ac 6.4). Ou à ce qu'écrit Paul : "Priez pour moi, afin qu'il me soit donné, quand j'ouvre la bouche, d'annoncer hardiment et librement le mystère de l'Évangile, pour lequel je suis ambassadeur dans les chaînes..." (Ép 6.19). Ou à ce qu'il dit aux anciens d'Éphèse : "Prenez-garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis gardiens pour paître l'Église que le Seigneur s'est acquise par son propre sang" (Ac 20.28). Ou à ce qui est écrit ailleurs : "Qu'il y en ait peu qui enseignent, car ils seront jugés plus sévèrement" (Jc 3.1 ; cf. 1 Tm 4.16). Et encore : "Souvenez-vous de vos conducteurs qui vous ont annoncé la Parole de Dieu ; considérez quelle a été la fin de leur vie, et imitez leur foi" (Hé 3.7).

Nous pouvons rappeler simplement ceci : les pasteurs et les anciens n'ont pas le monopole de l'Esprit, de la grâce, des dons accordés, des paroles opportunes ou prophétiques. Il y a peut-être, et même sans doute, dans chacune des assemblées que nous servons, des chrétiens, des chrétiennes qui ont une consécration égale ou plus grande que la nôtre, une vie de prière plus consistante et régulière que la nôtre, une sensibilité à la direction de l'Esprit ou une manifestation du fruit de l'Esprit plus évidentes. Et en un sens, tant mieux ! Nous ne sommes pas en compétition ! Prenons garde toutefois — je le dis sans témérité — que l'Église ne soit troublée par des pasteurs plus légers qu'une partie des fidèles, moins avancés dans la compréhension des réalités, du combat et de la nourriture spirituels, de l'édification, de la vision(6)...

2. QUELQUES REPÈRES DE SPIRITUALITÉ CHRÉTIENNE

Après ces considérations, un texte s'est imposé à moi qui va me permettre de sélectionner quelques références ou repères pertinents à mes yeux : 1 Pierre 4.7-11 — cinq versets et cinq repères que nous pourrons rapprocher des questions que nous venons d'évoquer.

a. Spiritualité et proximité de la fin

"La fin de toute chose est proche" dit Pierre (v.7a). Nous reconnaissons là un accent qui appartient en propre à la proclamation de l'Évangile : la proximité ("Le Royaume de Dieu est proche", "le Seigneur est proche"), l'imminence ("Le Seigneur ne tarde pas", "Je viens bientôt, rapidement"), l'urgence ("Tandis qu'il fait jour...", "Aujourd'hui, si vous entendez sa voix..."), la nécessité de veiller ("Sachez que dans les derniers temps...", "Veillez et priez").

On peut faire de cela un mauvais usage. Je connais un serviteur de Dieu qui m'a dit avoir grandi avec un tel sentiment de l'imminence du retour du Seigneur qu'il était persuadé qu'il ne se marierait pas. Depuis, il a modéré ce que cet enseignement pouvait avoir d'excessif, sans cependant l'évacuer. Qui ose, aujourd'hui, faire écho à cet aspect en apparence irrationnel du message chrétien ? Qui ose braver le risque de passer pour un illuminé, un fondamentaliste, sous le prétexte que cet aspect-là du message chrétien n'a que peu de chance d'être compris et approuvé par notre entourage ? Est-ce une dimension immature du kérygme de la première Église qu'il nous revient de corriger aujourd'hui ? Au nom de quoi ?

Et est-ce un détail ? Je ne crois pas que ce soit un détail mais plutôt quelque chose qui fait partie intégrante du message. Depuis les Béatitudes jusqu'aux dernières paroles du Nouveau Testament, cette attente de l'avènement du Seigneur forge le caractère chrétien. Et celui des serviteurs de Dieu. Je crois que de cela dépend en grande partie ce que l'on appelle la piété — et donc la spiritualité spécifique de notre foi. La manière de prier, la manière de lire la Bible, la manière d'écouter la prédication — et de prêcher ! — la manière de considérer le monde, l'Église, les épreuves, les tentations, le témoignage, les vocations, la persévérance, la souffrance (je pense aux chrétiens persécutés), etc., tout cela sera grandement conditionné par le fait que nous aurons ou pas conscience que "le temps est court", que le terme est bientôt là, à la porte, imminent.

Est-ce que cela peut avoir une incidence sur l'agencement de ma journée ? Et sur celui de mon agenda ? C'est-à-dire sur les objectifs, les priorités, le rythme de mes activités, l'alternance travail/recueillement que Jésus avait trouvée si nécessaire pour lui ? Et sur ma manière de lire la Bible, et de prier ? Et donc sur ma manière de...

Auteurs
Charles NICOLAS

L'accès au reste de cet article est protégé.

Achetez cet article pour le lire en intégralité ou le télécharger en PDF.

Recevez ce numéro
au format papier

7 €

J'achète ce numéro

Téléchargez ce numéro
au format ePub et PDF

5 €

J'achète ce numéro

Abonnement aux Cahiers de l'École pastorale

Je m'abonne

1.
Le pluralisme comme principe d'unité procède de cette démarche. Elle a des avantages... et des limites qui sont reconnues ouvertement aujourd'hui.
2.
Le pasteur Étienne Lhermenault (enseignant et président du CNEF) a fait une étude sur les démissions dans le cops pastoral. Il est assez évident que le manque de "définition" de ce qu'est ce ministère est devenu la source de beaucoup de questionnements, de difficultés qui demeurent sans réponse.
3.
Thomas A. Kempis, en Hollande au XVe siècle.
4.
Il y a une propension aujourd'hui à affirmer que "tous les hommes sont Frères" ou que Dieu est "le Père de tous les hommes" qui ne repose sur aucun texte biblique. le lendemain de sa nomination en mars 2014, le pape François a dit : "L'Église ne sera qu'une ONG compatissante si elle cesse de s'appuyer sur l'enseignement du Christ".
5.
La philosophe Simone Weil a écrit : "La sainteté est le minimum pour un chrétien". Cité par Claude Droz, Simone Weil : le monde a besoin de saints. Voir aussi : Daniel Bourguet, Le monde, sanctuaire et champ de bataille, Réveil Publications, Lyon, 2002 et son commentaire de Jean (Daniel Bourguet, L'Évangile médité par les Pères : Jean, Olivétan, Lyon, 2010) : chapitre 17 et le § "le disciple saint", p. 68.
6.
Il est intéressant de mentionner deux pensées différentes à ce niveau. La tradition Réformée rappelle que l'efficacité de la Parole n'est pas liée au serviteur qui l'annonce, Dieu utilisant des instruments faibles pour que la puissance soit attribuée à sa Parole. La tradition Méthodiste rappelle qu'un serviteur de Dieu ne pourra amener personne plus loin que là où il est parvenu lui-même... Nous pouvons entendre les deux.

Vous aimerez aussi

Ajouter un commentaire

Votre adresse e-mail nous permet :

  • de vous reconnaitre et ainsi valider automatiquement vos commentaires après 3 validations manuelles consécutives par nos modérateurs,
  • d'utiliser le service gratuit gravatar qui associe une image de profil de votre choix à votre adresse e-mail sur de nombreux sites Internet.

Créez un compte gratuitement et trouvez plus d'information sur fr.gravatar.com

Chargement en cours ...