Quitter ou non le ministère ?

Complet Ministère pastoral 2 commentaires

Lucie Bardiau-Huys(1) a soutenu cette thèse en décembre 2012, à la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine. Elle explique brièvement ici le choix de son sujet, sa démarche, avant d’aborder quelques éléments de son travail de recherche. Il sera intéressant de le prolonger par une réflexion pluridisciplinaire afin que davantage de serviteurs de Dieu vivent le pastorat dans la durée, dans la qualité et dans la joie !

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Quitter ou non le ministère ?

Réalité d’un sujet longtemps resté tabou

Les statistiques démontrent clairement la réalité des « abandons » de ministère, non pour faute morale, mais pour cause d’un ras-le-bol, d’un manque de ressources mobilisables à un moment donné pour faire face aux exigences du métier.

Le mot « abandon » n’est pas neutre : il exprime un délaissement, une capitulation, une défaite, etc. Or nous avons été habitués à l’idée que le chrétien doit toujours être joyeux, victorieux, à plus forte raison les pasteurs ! 

Le sujet des abandons est donc longtemps resté tabou. On évite d’évoquer l’éventualité de quitter le ministère : ce serait renier ou désavouer une vocation, montrer un mauvais exemple par manque de persévérance. Mais je ne suis pas sûre qu’on puisse avoir un avis aussi tranché. C’est pourquoi j’ai voulu analyser le phénomène de l’abandon de plus près, par un travail en trois volets.

J’ai d’abord fait un résumé d’études sur le sujet (42 études de 7 pays, dont 5 pour la France) ; puis j’ai mené une enquête sur le terrain, en France, en milieu évangélique, parmi les ex-pasteurs, mais aussi parmi les pasteurs en fonction, pour connaître leur vécu du ministère, obtenir une réponse à des questions concrètes : « avez-vous déjà envisagé d’abandonner le ministère ; si oui, pour quels motifs et pourquoi ne l’avez-vous pas (encore) fait ? ». Enfin, j’ai mené une réflexion en confrontant les écrits d’auteurs contemporains, théologiens et « praticiens », concernant les difficultés du pastorat.

Les difficultés propres au pastorat ne sont plus à démontrer

Les Cahiers de l’École Pastorale et le Dictionnaire de Théologie Pratique (éditions Excelsis) l’exposent : il y a des problèmes spécifiques au métier ! Pour n’en énumérer que quelques-uns, d’abord au niveau personnel : savoir gérer l’emploi du temps et le stress, éviter le burn-out ; puis relationnel, la difficulté d’équilibrer vie familiale et professionnelle ; au niveau professionnel, le défi de régler les conflits ouverts ou sous-jacents créés par des attentes non dites, inconscientes, parfois contradictoires, avec les membres de l’Église, mais aussi avec le Conseil, la nécessité d’avoir du doigté pour travailler avec des bénévoles peu ou pas formés dont l’engagement est soumis aux aléas ; au niveau spirituel le besoin d’être renouvelé, de ‘input’ alors qu’on est un professionnel au ‘output’ en matière de spiritualité(2). Enfin, comment vivre la solitude inhérente à la profession : toujours entouré de personnes, occupé à les accompagner, enseigner, conseiller, tenu au secret professionnel sans forcément disposer d’un « pasteur pour pasteurs », quelqu’un avec qui on peut en toute confidentialité parler des difficultés rencontrées sur le terrain, des interrogations, du sentiment d’insuffisance, du manque de ressources.

Parfois on quitte le pastorat pour un type de ministère dit spécialisé (aumônier, enseignant, cadre dans une œuvre, responsable au niveau national, etc.), mais il est beaucoup plus rare qu’ensuite, on retourne en paroisse. L’entretien que j’ai eu avec plusieurs de ces « ministres spécialisés » me permet d’affirmer que pour certains, ces évolutions de carrière ont effectivement constitué des abandons masqués : une porte (ouverte par le Seigneur ?) pour qu’ils s’échappent de ce qui leur semblait être devenu une impasse.

Le métier pastoral est sans aucun doute très exigeant, usant, et par conséquent il n’est pas rare qu’à un moment donné ou de façon récurrente, un pasteur souhaite changer de métier.

Plus d’un pasteur sur deux a déjà envisagé de quitter le ministère

Mon enquête sur le terrain montre que plus de la moitié des pasteurs en exercice en paroisse l’ont envisagé, au moins une fois, certains souvent au cours des années passées, et que peu ont eu la possibilité ou le courage d’en parler. Peut-on penser que le tableau que je dresse soit faussé, que les pasteurs n’ayant encore jamais envisagé de quitter le ministère sont majoritaires ? Mais il faudrait alors expliquer pourquoi ces pasteurs heureux, épanouis, enthousiastes, n’ont pas été plus nombreux à se manifester pour répondre au questionnaire !

L’enquête a été très bien accueillie, car on donnait enfin la parole aux pasteurs quant à leur vécu et c’était pour eux une occasion pour réfléchir sur l’évolution de leur conception du métier et de la vocation, pour dresser l’inventaire de ce qui leur est nécessaire et de ce qui leur fait défaut pour tenir le cap, et, le cas échéant, de choisir en connaissance de cause de continuer ou non dans le ministère plutôt que de déclarer comme ce pasteur déjà bien usé, répondant à mon enquête : « je continue parce que je ne sais rien faire d’autre, j’ai 50 ans, j’espère tenir jusqu’à la retraite ».

Ces paroles choquent ? La franchise des pasteurs qui ont répondu à mon enquête m’a surprise plus d’une fois. Certains ont véritablement déversé un trop-plein de frustrations accumulées, dans un langage parfois très cru. Beaucoup dénoncent le manque de lieu de paroles : où un pasteur peut-il dire, reconnaître que son métier ne lui rapporte pas que des joies, qu’il ne suffit pas de prier pour que les nuages à l’horizon se dissipent et que le fardeau devienne plus léger ? Auprès de ses collègues, confrères ? Les pasteurs témoignent d’un climat parfois bien concurrentiel. Auprès des responsables de secteur, de région, de commissions des ministères ? Là aussi, il y a un risque : se voir bloqué dans la poursuite du ministère, dans l’avancement de la carrière. Enfin il reste le RESAM(3)), à condition d’en connaître l’existence, ce qui n’est pas le cas pour les pasteurs dont les dénominations croient encore qu’un peu plus de zèle et un plus de piété suffisent pour faire face aux aléas du métier ! 

Les trois points de frustration les plus saillants qui ressortent de l’enquête sont : 1/ la formation initiale jugée insatisfaisante (surtout absence de cours sur des aspects pratiques ; stages qui nécessitent d’être mieux encadrés et évalués) ; 2/ en cours d’exercice du ministère : déficit de ressources dans le domaine de l’accompagnement, de la médiation en cas de conflit ; 3/ le manque d’engagement des laïcs, mais également les attentes irréalistes que certains peuvent manifester envers le pasteur et sa famille.

Alors, pasteur : un métier pas comme les autres ?

Il s’avère que lorsque les pasteurs se sentent insuffisants face à la tâche, ils ont tendance à s’auto-accuser plutôt que d’incriminer des situations extérieures, des conditions de travail, comme on le fait habituellement dans les autres professions.

D’une part il s’avère, après confrontation des résultats de mon enquête avec des recherches menées dans le milieu des soignants, des éducateurs et des enseignants (métiers auxquels les pasteurs se comparent aisément), que tous ces professionnels souffrent de la même façon : les évolutions sociétales ont pour résultat une érosion de la reconnaissance de leur autorité auprès de la population ; la ‘clientèle’ est devenue pluriculturelle et sujette à une plus grande mobilité ; les difficultés financières se font ressentir par le manque de personnel, de moyens et de temps pour accomplir le travail de façon à en tirer satisfaction ; le burn-out est un risque professionnel typique de tous ces métiers à caractère relationnel, etc. D’autre part, on peut dire que non, le pastorat n’est pas comparable aux autres métiers. J-P Willaime définit le pasteur comme un permanent d’une institution à caractère militant, travaillant en relation constante avec des bénévoles tout en étant le seul salarié de ce groupe idéologique d’appartenance, institution qui gère un capital symbolique (le message chrétien)(4).

Les conditions de travail du pasteur sont donc bien particulières ! Même s’il n’est pas « entré dans les ordres religieux », qu’il ne s’est pas engagé « militairement », il se trouve tout de même personnellement plus impliqué que les autres professionnels. Il exerce un métier qui demande maintenant plus qu’auparavant de la professionnalisation, tout en restant toujours à l’origine une vocation. Et cela n’est pas le seul paradoxe que vit le pasteur.

De la lecture des études consultées s’est dégagé un champ lexical bien particulier composé de mots tels que paradoxe, mais aussi ambiguïté, dilemme, double-contrainte, tension. Le pasteur est porteur d’un message paradoxal, et contre-culturel. Il est disciple parmi les autres chrétiens, mais de par son statut différent d’eux. Il s’efforce d’être disponible, mais en l’étant trop, il devient improductif. Son travail est composé de nombreuses tâches très différentes, il est généraliste et doit être capable d’assurer plusieurs domaines. Il est serviteur de Dieu, mais sa fonction le met au service des hommes. Il travaille plus d’heures qu’un autre professionnel, mais ses résultats ne sont pas toujours visibles ni quantifiables. Et si jamais il constate un « succès », sa théologie lui interdit de l’inscrire à son compte, puisqu’il n’est que l’instrument de la grâce divine qui, elle, a opéré ce résultat. Quant aux échecs, ils sont imputables à la nature même du métier : il y a tant d’attentes contradictoires que le pasteur est voué à toujours décevoir quelqu’un.

Que de tensions et de paradoxes : qui voudrait exercer cette profession ? ! ?

Un métier ou/et une vocation ?

Les pasteurs, majoritairement, se considèrent comme répondant à une vocation plutôt qu’exerçant un métier. Peut-être aurais-je dû donner la possibilité de cocher encore une autre case : vocation et métier ? En tout cas, non seulement une majorité des pasteurs interrogés, mais également des auteurs/théologiens qui s’intéressent à ce sujet, soutiennent l’idée qu’être pasteur, ce n’est pas un métier, c’est plutôt un état qu’une fonction, ce qui donne au pastorat un caractère ontologique, un statut inaliénable.

Quelles bases bibliques avancent-ils pour affirmer qu’être pasteur, c’est à vie ? J’ai lu des comparaisons vite faites prenant comme exemples, les Juges (argument textuaire : « jusqu’à leur mort »), les prophètes (si certains l’étaient à vie, pour d’autres on ne sait rien), etc. Peut-on systématiquement prendre la vocation de Moïse, de Samuel, comme des paradigmes, ignorant les distances culturelles et temporelles, pour affirmer haut et fort que la vocation à être pasteur aujourd’hui, c’est forcément pour toute la vie ? Dans ce genre de réflexion, on avance des arguments pour défendre une opinion arrêtée, mais on n’applique pas les solides principes de l’herméneutique !

Il semblerait que le climat pastoral en milieu évangélique ne soit pas encore tout à fait « décontaminé » des principes catholiques qui font du ministère un statut à part, alors que la Réforme a pourtant clairement réintroduit le principe du ministère universel. Et - qu’il soit signalé en passant - bien des paroissiens croient que leur pasteur a, comme les prêtres et les moines, fait vœu de chasteté et de pauvreté qui se traduit ainsi dans leurs exigences : qu’il vive dans le dénuement financier et soit disponible à tout instant comme s’il était célibataire !

La professionnalisation du pastorat

Beaucoup d’auteurs pensent que les deux notions de métier et de vocation s’excluent mutuellement(5), mais au cours de mes lectures j’ai quand même constaté une certaine tendance au rééquilibrage : on ne perçoit plus, dans le milieu évangélique, la professionnalisation comme l’importation de techniques commerciales, managériales, mais comme une évolution logique de société.

Pour être infirmier, enseignant, militaire, la vocation ne suffit plus : il faut aujourd’hui une formation certaine, des compétences bien définies. Cette même évolution pour accéder au ministère a commencé, mais les formations, si elles ont bien élevé le niveau des connaissances théologiques/académiques, sont encore souvent insuffisantes au niveau pratique, et surtout ne préparent pas le futur professionnel à la réflexion sur ses pratiques, à l’échange avec ses pairs. Les professionnels des secteurs social, médical et éducatif ont appris au cours de leur formation à réfléchir sur leurs actes, à partager avec les collègues leur ressenti, etc. Ce sont des moyens essentiels pour éviter l’usure professionnelle, pour durer dans un métier, mais qui ne sont pas encore systématiquement intégrés dans la préparation au ministère pastoral.

Le pasteur a, contrairement au personnel soignant et éducatif, été conditionné à exercer en solitaire. Bien souvent, en France, le plus proche de ses collègues vit à trente kilomètres ; l’attribution des paroisses fait qu’on se trouve parfois à huit cents kilomètres des copains rencontrés en faculté, et les mutations rendent difficiles des relations durables de soutien mutuel. Le partage lors des pastorales ne tient pas compte des sensibilités différentes : c’est une réunion de travail et non une réflexion sur son travail à soi ; une impulsion à continuer en tant que corps professionnel sans avoir forcément un rapport avec les difficultés concrètes de chacun.

Les conditions d’exercice du métier pastoral exposent le pasteur, plus que les professionnels d’autres métiers relationnels, à l’isolement et l’épuisement (le burn-out). Heureusement, çà et là, des initiatives sont prises. La formation en alternance sur quatre ans à l’Institut Biblique de Genève met l’accent autant sur le fonctionnement de la personne dans le contexte ministériel que sur l’acquisition des connaissances ; les futurs pasteurs s’habituent pendant leur formation à réfléchir entre pairs et aux évaluations mutuelles. Il leur sera plus facile, plus tard quand ils seront seuls en poste, de partager leurs expériences, d’exposer des problématiques. L’UEEL offre aux pasteurs volontaires, en plus des « pastorales », des sessions d’analyse de la pratique, qui sont évaluées par les participants de façon très laudative : ce lieu de parole répond à un réel besoin et crée d’autres liens fraternels. C’est un accompagnement visant le travail du professionnel tout en étant à l’écoute de sa personne. L’analyse de la pratique peut se comparer à une saine « hygiène » professionnelle.

Ces initiatives : formation dans l’interaction collégiale ; réflexion sur soi, développement du master professionnel préparant au ministère de façon académique tout en ayant un aspect assez pratique ; évolution des stages (stages mieux programmés, évalués, encadrés par des maîtres mieux formés) ; réflexion sur la formation continue, font partie de la professionnalisation du métier pastoral(6). Devenir un professionnel de la religion n’amoindrit pas la vocation, au contraire, c’est l’entretenir de façon à ce qu’elle puisse soutenir la durée, dans de bonnes conditions pour le pasteur, sa famille et les paroissiens.

La souffrance de la théologie

À la question « comment définissez-vous le métier de pasteur », les pasteurs répondant à l’enquête offrent une grande diversité de conceptions. De même pour les auteurs contemporains consultés : certains calquent d’après des personnages ou des métaphores bibliques le rôle du pasteur : les rois dans l’Ancien Testament, Paul dans le Nouveau. Sont-ils des modèles pour le pastorat ? N’est-ce pas rendre prescriptifs des textes descriptifs ? Une eis-égèse au lieu d’une exégèse ? Et les métaphores bibliques sont bien éloignées des conditions de la vie quotidienne des paroissiens et pasteurs en France aujourd’hui ! Il y a aussi les définitions fonctionnelles du pastorat caractérisées par l’énumération de verbes pour décrire les activités ou les différents rôles que les pasteurs doivent assumer. Une chose est sûre : il n’y a pas d’unanimité dans la conception du pastorat.

Sur le terrain, on constate que, selon l’idée qu’on se fait du ministère, on en souffrira de manière différente. C’est ce que j’ai appelé « la souffrance de la théologie ». Trois exemples l’illustrent : 1/ si le ministère est à vie, on culpabilise de ne pouvoir supporter les conditions de travail, on cache son épuisement et on se force à aller jusqu’au bout ; 2/ si un ministère béni se manifeste par des fruits visibles et quantifiables témoignant ainsi de sa qualité, le pasteur souffre s’ils viennent à manquer ; 3/ si le pasteur met trop l’accent sur le texte néotestamentaire où il faut obéir aux conducteurs ; s’il s’appuie sur le texte vétérotestamentaire où on ne peut toucher aux oints du Seigneur, il aura le sentiment d’être traité de façon injuste, il attribuera tout conflit au péché de ses ouailles.

Il n’est donc pas étonnant que plusieurs auteurs suggèrent que le pasteur soit un « funambule » : pas retranché dans l’une ou l’autre conception rigide, mais flexible, capable de (re-) trouver à chaque instant une position équilibrée(7).

Interaction entre conception du pastorat et structure de personnalité

Des conceptions du pastorat résultent donc des types de souffrance, mais il y a aussi interaction entre conception théologique et personnalité du pasteur.

Ceux qui ont envisagé de quitter le pastorat se définissent plus comme accompagnateurs que comme leaders, et mettent davantage l’accent sur le fait d’être au service des autres plutôt que d’être porte-parole de Dieu. Ils se situent sur un plan d’égalité avec les paroissiens, partisans du ministère universel, refusent l’altérité. Pourtant ils sont les plus vulnérables. La conception ontologique du ministère, le « je suis au service de Dieu plutôt qu’au service des autres », donc l’altérité choisie, semble être une bonne protection contre le découragement.

Un chercheur néerlandais, Hessel Zondag, professeur de psychologie de la religion, a établi un lien entre le degré et le type de narcissisme du pasteur(8), sa conception théologique du pastorat et ce qui le fera souffrir dans le métier. On pourrait considérer que les pasteurs qui se définissent en fonction des besoins des autres (serviteur, accompagnateur) ou de leurs propres besoins (se sentir utile, avoir de l’impact dans la vie d’autrui) ont un score plus élevé en narcissisme que ceux qui se définissent en accentuant leur altérité (leader, porte-parole de Dieu). 

Le pasteur qui a un score bas en narcissisme, centrifuge et centripète(9), vivrait mieux son ministère et celui qui a un score centripète fort, centrifuge faible, est le plus sensible à l’opinion des autres, ne se considère pas comme ‘grand’ et important (tel : représentant de Dieu) et risque de souffrir davantage. Par contre, le pasteur qui croit que le ministère est à vie, que sa vocation fait de lui quelqu’un de différent des autres est moins sensible aux attentes, aux critiques. Il ne se définit pas par rapport aux autres. Donc l’approche ontologique du ministère est bien une protection pour l’individu qui l’exerce.

Cette protection nécessaire, les pasteurs plus narcissiques, surtout centripètes, vont la chercher dans la professionnalisation - la compétence, la distinction entre vie privée et vie professionnelle les rend moins dépendants de l’opinion des paroissiens(10).

On constate que la structure de la personnalité influe directement sur la façon dont on va concevoir le pastorat et donc le vivre ! Cette interaction m’a amenée, à la fin de mon travail de recherche, à un plaidoyer pour une approche pluridisciplinaire, car la souffrance pastorale est à considérer en même temps avec la sociologie (évolution sociétale), la psychologie (personnalité du pasteur) et les différentes conceptions théologiques du ministère.

Le pasteur est une personne : gérer son outil de travail.

Si Dieu qui appelle au ministère, dans sa souveraineté choisit des personnalités différentes, c’est qu’il a voulu que la diversité s’exerce, parce qu’elle est utile. Il faut la reconnaître, l’accepter, la mettre à profit. Il est donc important de permettre aux futurs pasteurs d’accéder à une meilleure connaissance d’eux-mêmes, et pour ceux déjà en activité, de prévoir une formation complémentaire afin de mieux servir et se sentir bien dans l’exercice de leur ministère.

Si on a beaucoup parlé de l’évolution sociétale qui crée des souffrances, des conceptions théologiques faussées du ministère, la piste psychologique a été jusqu’à présent la plus négligée. Un chercheur sud-africain(11) a expliqué pourquoi on n’explore pas davantage les liens entre la personne du pasteur et sa souffrance : le déni de soi est considéré comme une valeur chrétienne, l’estime de soi comme un péché. Le pasteur doit faire abstraction de sa personne. Or le pastorat est une profession aidante et le premier outil de travail dans ce cas est la personne de l’aidant, ici : du pasteur. Il est donc impératif de prêter attention à sa personnalité, d’améliorer la compréhension de son mode de fonctionnement, son ‘type’, ses points forts et faibles.

Très intéressants sont les livres qui font le lien entre personnalité et style de piété ou encore entre personnalité et conception de leadership(12). D’autres chercheurs établissent un lien entre les étapes de la vie spirituelle et l’endurance dans ce métier ou encore entre les étapes de la vie personnelle du pasteur ou du couple pastoral et des souffrances spécifiques (tels que le démarrage de carrière avec la difficulté de gérer en même temps un nouveau métier, un déracinement géographique, le commencement d’une vie conjugale ou parentale ; la crise de la quarantaine ou les changements familiaux après le départ des enfants ; la retraite avec le besoin de transmettre et de lâcher prise, affronter parfois une diminution physique ou mentale, etc.)(13).

Comme pour d’autres métiers du secteur aidant, la formation professionnelle des pasteurs doit intégrer l’apprentissage de la réflexion critique sur son fonctionnement, entre pairs. Si cela n’est pas été appris au cours de la préparation, cela ne pourra pas fonctionner pendant l’exercice du ministère, qui sera soumis à des changements : personnels, familiaux, mais aussi de postes et d’évolution au cours du temps au sein de la paroisse, etc. La possibilité et la capacité d’échange sont des éléments essentiels pour s’adapter, et donc durer.

Vivre le pastorat dans la durée, dans la qualité et dans la joie ?

Pour ce faire, selon l’enquête, les trois éléments nécessaires sont : un bon niveau de professionnalisme, une bonne gestion de la vie de famille, une forte conviction de vocation.

Si le pastorat est avant tout une vocation, beaucoup sont quand même convaincus de la nécessité de développer un professionnalisme bien spécifique : être pasteur, c’est plus qu’une profession aidante, c’est autre chose que d’être gérant d’entreprise ou responsable de marketing et pourtant, des pratiques du domaine des professions aidantes et de gestion de l’entreprise doivent faire partie intégrante de la formation.

Trouver et préserver le bon équilibre entre la vie de famille et la vie professionnelle s’impose pour durer dans le ministère, mais n’est pas chose aisée : il faut tenir compte des attentes des paroissiens, des membres du conseil et de sa propre famille, tout en sachant que l’on ne pourra jamais satisfaire tout le monde. Voici un domaine où psychologues et théologiens pourraient réfléchir ensemble : quel est le bon équilibre entre don de soi et soins aux autres, comment l’établir, le maintenir quand les circonstances de la vie d’église ou de famille changent ? Là aussi, le rôle des dénominations pourrait s’élargir avec une déontologie propre ; lors de la mise en place d’un nouveau pasteur, un cahier des charges négocié avec la médiation d’une « commission des mouvements pastoraux », etc.

Enfin, un autre élément essentiel pour durer dans le ministère, un peu négligé, c’est la vocation. Elle est, écrit Michael Ross(14), trop souvent considérée comme « un trophée sur une étagère », un moment fort, quelque chose dont on est fier, qu’on regarde de temps en temps. Toutefois, il ne faut pas qu’elle devienne un élément statique. Elle doit constamment évoluer avec le contexte, être vécue comme une aventure toujours en mouvement, un buisson ardent qui brûle encore ! Cela demande des temps de recul, de retraite, mais aussi d’échanges entre pairs, ou avec un accompagnateur, dans un climat de confidentialité. La vocation entretenue jouera alors son rôle de source d’énergie toujours renouvelable.

En même temps on touche ici au sujet de « la survie spirituelle » du pasteur(15) et de son renouvellement personnel. Beaucoup de ceux qui ont répondu à mon enquête m’ont fait part de leur souhait d’avoir, de temps en temps, ou de façon plus régulière, quelqu’un qui les accompagne dans leur spiritualité. A l’étranger, on connaît des pasteurs pour pasteurs. Même si la mise en place peut s’avérer plus difficile en France à cause des distances qui séparent les églises, peut-être les dénominations pourraient-elles mettre en commun quelques personnes disponibles pour ce faire ?

Quitter le ministère : une option envisageable ?

La vocation, même entretenue, peut changer de forme. Dieu est souverain, il appelle à entrer, il peut appeler à sortir. Être pasteur n’est pas un état, mais une fonction. Dieu peut avoir prévu un changement de fonction après x années dans le pastorat non seulement pour passer à un ministère spécialisé, mais aussi pour reprendre une place dans la société laïque , y servir avec les expériences acquises, comme témoin « éclairé » dans le monde. Je pense par exemple à un ex-pasteur qui travaille maintenant dans les pompes funèbres…

Deux pasteurs interrogés m’ont fait part d’une situation particulière : leurs épouses ayant répondu à leur tour à une vocation au ministère ou à une opportunité vocationnelle, les conjoints ont été contraints de quitter le pastorat pour raison d’éloignement géographique.

L’idée de changer de métier ou de ministère n’est pas répréhensible en soi, ne traduit pas forcément un échec. La notion de vocation chez Luther mettait fin à la distinction entre séculier et clérical. Mais quelque part, même en milieu évangélique, on a conservé cette séparation des « états », et c’est bien ce qui crée parfois la difficulté pour passer à autre chose, avoir la flexibilité pour se recycler, pour suivre le mouvement de l’Esprit. Trop souvent encore, les « abandons » de ministère le sont par la force des choses : manque de moyens (financier, médiation, problème familial, souci de santé) et donnent lieu à des sentiments de culpabilité, d’échec.

Conclusion

Deux pistes sont à considérer : 

Pour que les pasteurs soient libres de quitter le ministère en paroisse parce qu’une autre vocation se profile, il faut un changement de mentalité par rapport à l’idée même de la vocation. Ce n’est qu’une question de temps : la société évolue, les métiers évoluent, les progrès sanitaires augmentent l’espérance de vie ; tous ces facteurs sont favorables pour élargir la notion de vocation et de ministère afin que chacun et chacune puissent réellement « servir dans sa génération comme Dieu en avait décidé » (Ac 13.36, NBS).

Il faut empêcher à tout prix qu’on quitte le ministère pour cause de faute de moyens à un moment donné. J’ai partagé la douleur d’ex-pasteurs à qui il avait manqué un médiateur dans le cas d’un conflit, d’argent pour subvenir aux besoins de leur famille, de possibilité d’un congé sabbatique raisonnablement rémunéré ou encore d’une période de travail à horaire réduit pour accompagner un parent accidenté ou en fin de vie, etc. Ces abandons auraient pu être évités. Les dénominations doivent élargir leur champ de réflexion et d’action et procéder à de réels progrès dans le soutien et la gestion de leurs ressources humaines. Dieu a appelé ses serviteurs : il incombe aux responsables des commissions de ministères, des dénominations, d’en prendre soin par tous les moyens possibles. C’est un véritable défi qu’ils se doivent de relever. Mais la prise de conscience est là et le sujet est désormais à l’ordre du jour. La preuve ? Cet article !

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1.
Le texte intégral de la thèse est consultable en ligne gratuitement sur http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00786109, et vous pouvez télécharger votre copie sous format PDF au prix de 15 $, payable en ligne, sur le site de Theological Research Network www.tren.com (faire une recherche par nom d’auteur).
2.
Je fais référence aux termes input et output qui sont issus du monde informatique. Input signifie : entrée des données, recevoir du matériel pour travailler avec ; output signifie : la sortie de données sous forme d’un ‘produit’ qui résulte d’un travail avec le input reçu. Le pasteur est un professionnel au output dans le sens qu’il produit pour les autres des études bibliques, des prédications, des articles. Il a, en retour, aussi besoin de recevoir des données, d’être au bénéfice du ministère d’autrui pour être renouvelé.
3.
RESAM = réseau de soutien et d’aide au ministère (www.resam.fr
4.
WILLAIME, Jean-Paul, Profession : Pasteur, Sociologie de la condition du clerc à la fin du XXe siècle, Genève, Labor et Fides, 1986, p. 43.
5.
Pour exemple, le livre de John PIPER ayant comme titre : « Brothers, we are not professionals », Nashville, Broadman & Holman, 2002.
6.
La formation continue des pasteurs existe mais elle s’opère dans des conditions peu satisfaisantes. Une vraie organisation professionnelle manque : pas de financement et de crédit prévus pour la formation continue, la déontologie ne les rendant pas obligatoires. De ce fait, les pasteurs évitent de solliciter leur conseil à ce sujet et les offres sont sous-exploitées alors que les professionnels aimeraient bien en profiter. À lire : le mémoire de master de psychologie du travail basé sur une enquête menée parmi les pasteurs de France Mission en 2011, disponible sur demande auprès de l’auteur, Valérie REBER-GERBER, elle-même épouse de pasteur (valerie.reber-g@orange.fr).
7.
On trouve régulièrement sur les couvertures de livres anglophones concernant le pastorat des images d’équilibristes (funambules), j’en ai reproduite p 446 et 447 de la thèse. Les auteurs français adoptent la même image, tel Raphaël PICON dans Ré-enchanter le ministère pastoral, Lyon, Olivétan, 2007, p. 77 ; Dominique HERNANDEZ dans « Le pasteur est une personne », Réforme, 23-29 octobre 1997, p.5 ; la préface de Thierry HUSER à l’édition française de Skillfull Shepherds de Derek TIDBALL (La pastorale chrétienne, Diakonos, Cléon d’Andran, Excelsis, 2003, p. 9).
8.
Le narcissisme n’est ni le synonyme de l’égoïsme, ni le contraire de l’altruisme, mais doit être compris comme une dimension de la personnalité qui a une influence sur la manière dont on se comporte envers autrui et dont on prend soin de soi. Un certain degré de narcissisme (conscience et analyse de soi) est nécessaire au bon fonctionnement de la personne.
9.
On distingue deux types de narcissisme : centrifuge et centripète. Lorsque le narcissisme centrifuge domine, on a affaire à un besoin de reconnaissance et de comparaison aux autres : ce sont les besoins de l’individu narcissique qui, dans les relations, priment sur les besoins des autres ; dans le cas d’un narcissisme centripète dominant, l’individu laisse son comportement professionnel dépendre de la volonté ou du désir des autres.
10.
Selon une étude de W.N. GROSCH et D.C. OLSON, « Clergy Burnout. An Integrative Approach », Journal of Clinical Psychology 56/5 (2000) : p. 619-632, les pasteurs sont plus ou moins prédisposés au burn-out selon leur « type » narcissique.
11.
BASTON, Grant Alexander, Rediscovering Pastoral Identity : The Influence of Church Role Expectations in Undermining a Pastor’s Personal Ministry Identity, dissertation non publiée, présentée en vue de l’obtention du titre de Master of Arts in Practical theology, Université de Prétoria, 2005.
12.
Par exemple : OSWALD, Roy M. & KROEGER, Otto, Personality Type and Religious Leadership, Herndon, Alban, 1988 ; WARE, Corinne, Discover Your Spiritual Type, Herndon, Alban, 1995.
13.
OLSON, Richard P., « Stages on the Journey », In HUNT, Harley D., sous dir., The Stained Glass Fishbowl, Valley’s Forge, The Ministry’s Council, American Baptist Churches, 1990 ; OYER, Linda & SCHWEITZER, Louis, « Les crises de la foi. Étapes sur le chemin de la vie spirituelle », Dossier Vivre n°32, Genève, Editions Je sème, 2010 ; PIETRZYK, Dan, Shooting the Rapids: The Cycles of Pastoral Ministry, http://www. faithandleadership.com/programs/spe/articles/ 200709/rapids.html.
14.
Michael ROSS, Nuturing the Call – A Lifelong Responsibility, http://enrichmentjournal.ag.org/200701/ 200701_084_nuturing.cfm, consulté le 25/01/12.
15.
Voir à ce sujet l’article de Kevin WARD dans les Cahiers (n°24, 1995).

Informations complémentaires

 

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Commentaires

Fabre armand

22 December 2013, à 23:26

Très surpris agréablement par cet article. Sujet occulté jusqu'à présent (à ma connaissance). Article bienvenu qui donnera (je l'espère) une "soupape" au coeur de nombreux serviteurs de Dieu. Le sujet traité laisse apparaître l'ambivalence fréquente des sentiments de nombreux serviteurs qui a défaut de solution rapide y trouveront pour le moins, la "grâce" d'être (peut-être) un peu mieux compris

Fabre armand

15 January 2014, à 22:26

Encore un petit ajout: Dans le ch:Métier ou/ et une vocation, l'argument "textuel" nomme le juge et/ou le prophète. Il semblerait qu'ils l'étaient à vie (jusqu'à leur mort). Mais les lévites qui étaient prêtres eux aussi, ne l'étaient que de 30 à 50 ans...Selon la loi...

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