Les limites du progrès

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Le 10 avril 1912, le paquebot Titanic part de Southampton en Angleterre vers New-York pour sa traversée inaugurale. Le 14 avril à 23h40, il heurte un iceberg et coule en moins de trois heures. Entre 1491 et 1513 personnes périssent. Ce naufrage est l'une des plus grandes catastrophes maritimes en temps de paix.

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Les limites du progrès

Le succès sans précédent du film Titanic (1997) a surpris tout le monde. Comment l'expliquer ? Bien entendu, le génie de James Cameron, son réalisateur, y est pour quelque chose. Les effets spéciaux réussis, le charme et la fraîcheur des acteurs principaux aussi. Mais la vraie raison est sans doute ailleurs : au travers de cette histoire vraie, les spectateurs ne se sont pas seulement plongés dans un divertissement grandiose, ils ont aussi pu se donner l'occasion d'effectuer un retour sur eux-mêmes. Et de se poser quelques bonnes questions. Lesquelles ?

Au-delà du sillage tragique du Titanic en avril 1912, le film a rappelé l'enjeu de notre propre destinée. Pour quelle raison vivons-nous ? Quelles doivent être nos priorités ? Sur quoi s'appuyer pour avancer ?

Dès sa naissance, le paquebot était emblème du luxe, de la technologie et du raffinement occidental. Il était aussi le symbole d'un style de vie fondé sur la réussite sociale, l'essor économique, l'orgueil technologique. On croyait aveuglément au « progrès » comme s’il allait tout résoudre. Les historiens et les sociologues ont coutume de résumer tout cela dans un mot, celui de « modernité ». L’humanité se voulait confiante, désormais délivrée du cycle des peurs, des superstitions et des traditions paralysantes.

Désenchantement

Seulement voilà : le Titanic a sombré ! Et les historiens du naufrage nous ont appris à quel point les vantardises de Joseph Bruce Ismay, le concepteur du navire, étaient exagérées. Loin d'être invulnérable, le transatlantique souffrait de défauts de conception. En y ajoutant sa vitesse excessive et la météo du jour, la catastrophe était prévisible.

Par-delà cette tragédie, le naufrage du Titanic a remis en question tout un modèle, testé au long du « moderne » XXe siècle. Il est vrai que les deux guerres mondiales qui ont suivi (1914-18 et 1939-45) ont détourné l'attention. Il n’était plus question alors de critiquer la technique puisqu’on en avait besoin… même si c’était pour la mettre au service de l'industrie de la mort.

Cependant, la longue période de paix relative qui a marqué ensuite la plupart des sociétés occidentales n'a pas manqué de rappeler la leçon du Titanic à ceux qui auraient pu l’oublier. On risque gros quand on place trop sa confiance dans un progrès matériel ininterrompu. Le naufrage n’est jamais loin. Un coup d'œil rétrospectif vaut mieux qu'on long discours :

• En juillet 1976, la catastrophe chimique de Seveso, près de Milan (Italie), contamine jusqu'en 2040 un vaste site d'où l'on doit évacuer 15.000 personnes (dont de nombreux blessés).
• En mars 1978, c'est le naufrage du supertanker Amoco Cadiz au large de la Bretagne (10.000 oiseaux morts et des plages souillées durant des années).
• Début décembre 1984, un nuage mortel constitué à partir de 40 tonnes de méthyle isocyanate survole Bhopal, en Inde (État du Madhya Pradesh), provoquant la mort de 10.000 personnes.
• En avril 1986, c'est au tour du réacteur vétuste de Tchernobyl, en Ukraine, de provoquer une catastrophe écologique sans précédent en Europe centrale (surmortalité induite d'au moins 4000 victimes). 

Au terme de ces années 1980, un sondage IPSOS (29 avril 1989) révélait que seulement 41% des Français (moins d'un sur deux) estimaient que la science apporte à l'homme « plus de bien que de mal ». Ils étaient 56% du même avis en 1972(1)... La tendance au désenchantement s'est stabilisée depuis, jusqu'à ce début de XXIe siècle, ponctué par de nouvelles catastrophes industrielles.

Pour ceux qui ont la mémoire courte

Quelques jours après les attentats du 11 septembre 2001, l'explosion de l'usine chimique AZF à Toulouse (France) cause la mort de 30 personnes et fait plus de 2 500 blessés. Des destructions considérables défigurent une partie du sud-ouest de la ville.

25 ans après Tchernobyl, les accidents nucléaires de Fukushima (Japon), en mars 2011, traumatisent un pays entier. Un cordon sanitaire a dû être mis en place autour d'une terre irradiée sur un rayon de 50 km. Toute la zone sera inaccessible pour très longtemps. Pourtant, bien des analyses estimaient que le scénario Tchernobyl ne pourrait pas se reproduire, en tout cas dans les pays les plus riches.

Enfin, le 14 janvier 2012, le gigantesque navire de croisière Costia Concordia s'échoue près des côtes de Toscane tandis que dans un restaurant du bateau, on joue... la musique du film "Titanic".

On dira que ces catastrophes sont un prix à payer qui ne saurait cacher les immenses bienfaits apportés par la science. Sans doute ! Elles ne doivent pas empêcher la poursuite du progrès technique. C'est vrai aussi ! Mais à la suite du drame du Titanic, nous ne pouvons plus croire les prétentions d'une science qui se voudrait « sûre » et sans échecs graves. Oui, notre puissance technologique a ses limites. Oui, notre puissance est fragile. Oui, la technique n'évite pas la mort. Elle peut même la provoquer. La maîtrise totale est un leurre. La technologie peut parfois nous tromper quand elle promet trop(2).

Se croire invulnérable rend fragile

Il y a plus : toutes ces dernières catastrophes nous montrent que c’est quand nous croyons être le moins vulnérables que nous le devenons davantage. Car l'excès de confiance rend aveugle ; l'orgueil de Prométhée (voir encadré) encourage la négligence. La plupart des grandes catastrophes technologiques qui ont émaillé ces dernières années étaient parfaitement évitables. Encore aurait-il fallu plus d'humilité. Et un système de valeurs moins obstinément indexé sur le facteur matériel et le profit à courte vue, comme le rappelle Nicolas Hulot(3).

Nos contemporains sont désormais très conscients des limites du scientisme arrogant. C’est ce que révèle un sondage IPSOS 2011 sur les Français et la science(4). Pour 69% des Français interrogés, le risque zéro n’existe pas. Et sur de nombreux sujets concrets (nucléaire, OGM, nanotechnologies, réchauffement global), ils se montrent très méfiants par rapport aux discours triomphalistes. Ainsi, dans le domaine nucléaire, seuls 35% des Français interrogés font confiance aux scientifiques pour dire la vérité. Ceux qui travaillent sur les OGM suscitent aussi beaucoup de défiance (58% n’ont pas confiance). Enfin, en ce qui concerne les nanotechnologies, seuls 44% des Français ont confiance dans les scientifiques pour les informer.

Faut-il y voir un effet du "syndrome du Titanic" ? Une chose est sûre : en ce début de XXIe siècle, la science et la technique sont démystifiées. Elles n'ont pas le monopole de l'espérance.

Auteurs
Sébastien FATH

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Informations complémentaires

1. Sondage IPSOS sur un échantillon de 1527 personnes interrogées entre le 30 janvier et le 10 février 1989. Sondage réalisé pour le Ministère de la Recherche et de la Technologie.
2. C'est tout l'objet de ce livre de Jacques Ellul, Le bluff technologique, Paris, Hachette, 1988 (2e ed.).
3. Nicolas Hulot, Le syndrome du Titanic, Paris, Calmann-Lévy, 2004.
4. Enquête réalisée par Ipsos/ Logica Business Consulting pour La Recherche et Le Monde auprès d’un échantillon représentatif de 1 003 Français âgés de 18 ans et plus, interrogés par internet du 17 au 23 mai 2011.

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