Quelle place pour les Églises dans le débat public ?

Extrait Le monde actuel

En traitant d’un tel sujet, c’est sur un terrain délicat que s’est engagé Louis Schweitzer, qui s’adressait au synode de l’Union des Églises Évangéliques Libres en mai 2015. Sujet délicat, car la diversité des Églises, et la diversité au sein des Églises, ne permettent ni facilement un accord préalable sur une prise de parole publique, ni même un accord quant au bien-fondé d’une prise de parole.

Ainsi, cet article en deux volets propose, dans un premier temps de réfléchir aux fondements d’une telle prise de position, à sa légitimité et à ses modalités pratiques et, dans un second temps, de discerner les questions contemporaines, voire pressantes, méritant notre attention, et sans doute une prise de position publique des Églises.
La forme orale de ses interventions a été maintenue.

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Quelle place pour les Églises dans le débat public ?

A - Légitimité et pertinence d’une prise de parole publique


Une parole publique de l’Église est-elle légitime ?

Il peut paraître étrange de se poser encore la question. Pourtant elle est loin d’être réglée. Non seulement je suis certain que nous ne serions pas unanimes entre nous aujourd’hui, mais encore je crains que notre accord éventuel repose parfois sur des incompréhensions. Il est quelquefois si simple de se retrouver d’accord en mettant des sens un peu différents sur les mêmes mots.

Nous avons sans doute déjà en tête – je parle aux plus anciens d’entre nous – quelques exemples extrêmes :

  • D’une part celui d’Églises, dans les années 60 et suivantes, qui prenaient la parole pour tout et n’importe quoi. Nous étions dans une époque extrêmement politisée et certaines Églises, surtout protestantes, n’étaient pas en reste. C’était l’époque du célèbre document « Église et pouvoirs » de la Fédération Protestante de France (1971) qui a sans doute marqué le sommet d’une Église « progressiste ».
  • Il va de soi qu’en réaction, beaucoup d’Églises évangéliques se sont repliées sur leur fonction essentielle qui est d’annoncer l’Évangile. Donc « pas de politique », mais de l’évangélisation. C’est une époque où l’on en arrivait même à se méfier de la dimension sociale qui était rapidement assimilée au politique.


Les arguments contre

Je voudrais que nous commencions par envisager les arguments qui sont souvent mis en avant pour critiquer une prise de position publique des Églises, donc une prise de position sur un sujet qui concerne la société.

a) « L’Église ne fait pas de politique »

Nous connaissons tous cette formule qui ressemble un peu à un cliché, mais aussi comme une sorte d’évidence. Pourquoi cette affirmation ? En grande partie pour nous protéger des dérives constatées dans le passé. Mais aussi parce que la politique fait peur. Elle est le lieu par excellence des passions, des excommunications, des rivalités extrêmes. On se sépare facilement et on s’affronte pour ces questions plus facilement aujourd’hui que pour de grandes questions théologiques. Donc, souvent, on ne veut pas de politique, au moins en partie pour maintenir la paix et l’unité dans les Églises.

b) « Elle n’y connaît rien »

Vous avez certainement remarqué que la politique est un sujet sur lequel nous sommes tous assez convaincus de nos idées. Mais qui est l’Église pour se permettre de prendre position ? C’est la question que se poseront au moins tous ceux qui ne seront pas d’accord avec une prise de position de leur Église... Plus sérieusement, les questions posées par la société sont extrêmement complexes. Et il est vrai que la foi ne nous donne pas des lumières évidentes sur l’économie ou les grandes orientations de la sagesse politique internationale.

c) « En faisant cela, elle néglige sa tâche essentielle »

Son rôle, c’est d’annoncer l’Évangile, d’apporter la Parole de Dieu à tout être humain. Elle a autre chose à faire que de se préoccuper des débats de ce monde qui, de toute manière, est destiné à passer...

d) « L’Église peut-elle parler pour nous ? »

Chaque chrétien est libre d’avoir ses opinions. Nous ne croyons pas au pouvoir de l’Église qui dominerait sur notre conscience. Pourquoi devrait-elle nous dire ce que nous devons penser ? Pour qui se prend-elle ? Cet argument est évidemment spécifiquement protestant…

On pourrait certainement trouver d’autres arguments, mais je suis à peu près sûr que ceux-ci sont les plus souvent utilisés et que nous les avons tous dans un coin de notre tête.

Mais ces arguments sont-ils les seuls ?

a) Qu’entend-on par politique ?

On peut en effet penser aux débats passionnés que l’on trouvait – autrefois peut-être plus qu’aujourd’hui, d’ailleurs – dans les salles des cafés. On peut penser aux échanges qui ne volent pas toujours très haut entre les ténors des différents partis. Reconnaissons que bien des « politiques » ne donnent guère envie de s’intéresser aux questions qu’ils soulèvent. Certes, mais on peut aussi penser que « le » politique, c’est aussi le souci de la cité, celui du bien commun, le souci de maintenir dans le monde qui est le nôtre, dans la société dont nous faisons partie, un certain seuil de justice, de vérité, de liberté qui peut toujours être amélioré et qui doit en tout cas être défendu. Si on prend le mot dans ce sens, est-il si évident que l’Église n’a rien à dire sur ces sujets ?

b) L’Église n’a-t-elle rien à dire ?

Il va de soi que la Bible n’est pas un manuel de politique ou d’économie. Elle ne prône pas un système qu’il suffirait d’appliquer. Aucun théologien digne de ce nom, aucun lecteur un peu assidu de l’Écriture ne pourrait dire cela. Mais n’a-t-elle rien à dire pour autant ? Ne nous présente-t-elle pas un certain nombre de valeurs qui sous-tendent une manière de vivre ensemble. La Bible que nous lisons ne dit-elle rien sur la justice humaine, sur la manière de prendre soin des pauvres et des petits, sur la manière de bien exercer une responsabilité ? Sur l’importance d’une parole juste et vraie ? J’ai l’impression que souvent nous trions dans la Parole de Dieu les choses qui nous intéressent et nous laissons le reste de côté avec une bonne conscience assez facile. Bien sûr, le récit biblique s’étend sur des siècles et concerne des situations historiques très diverses. Mais justement, est-il impossible de discerner, dans cette diversité, les lignes essentielles qui nous indiquent la volonté de Dieu qui pourra ensuite s’incarner de manières évidemment diverses selon les temps et les situations ? La commission d’éthique protestante évangélique de nos Églises (FEEBF, UEEL, UNEPREF) a essayé de dégager les « Lignes directrices d’une éthique sociale chrétienne(1) ».

c)  La tâche de l’Église, c’est de dire l’Évangile au monde

Nous sommes certainement tous d’accord avec cette affirmation. Or, imaginons qu’une société, qu’un gouvernement, prennent des directions qui sont manifestement en contradiction avec la volonté de Dieu telle que nous la connaissons à travers les Écritures. L’Église doit-elle se taire ? Ne peut-elle pas, ne doit-elle pas dire que le mal est mal ? Dénoncer ce qui n’est pas « bien », ce qui n’est pas juste, fait aussi partie de l’Évangile. L’Église ne peut-elle pas dire que telle situation est injuste ? Et cela, même si elle est incapable de donner les solutions concrètes ? Il y a souvent une sorte de confusion entre le devoir de dire ce qui est juste ou injuste et la responsabilité propre à la politique de donner des solutions techniques, pratiques. Si ce deuxième aspect n’est en effet pas du ressort de l’Église, sommes-nous sûrs que le premier n’est pas de son devoir ? Il ne s’agit nullement de prendre autorité sur la société. La séparation de l’Église et de l’État est, nous en sommes persuadés, une bonne chose. Mais pour autant, sommes-nous condamnés à nous taire et à laisser tout passer sans dire que telle ou telle chose est, non seulement contraire à la volonté de Dieu pour les hommes, mais qu’elle est, par conséquent, mauvaise pour la société ?

d) Enfin, l’Église ne peut-elle jamais parler pour nous ?

C’est sans doute un de nos problèmes spécifiquement protestants et évangéliques, cette difficulté à penser l’Église au-delà de notre communauté. Dès que nous essayons d’aller au-delà du niveau local, nous avons souvent du mal, mais le national est en tout cas l’horizon quasi indépassable de notre réflexion et surtout de notre conception de l’Église. Nous reviendrons (dans notre deuxième exposé) sur l’importance pour le chrétien de prendre parfois position de manière personnelle, mais il est des sujets pour lesquels il peut être important de parler ensemble, de dire que nous ne sommes pas seulement d’accord ou pas d’accord avec telle question en tant que citoyen, mais même, et surtout, peut-être en tant que disciples de Jésus-Christ. Nous serons donc peut-être appelés à distinguer les moments où l’Église doit parler et les sujets sur lesquels elle n’a pas à prendre position. Et peut-être aussi devrons-nous distinguer entre des sujets pour lesquels il faut que « l’Église » s’exprime et ceux pour lesquels « des chrétiens » peuvent le faire.

Quelques exemples historiques

Je voudrais que nous puissions réfléchir rapidement sur quelques situations historiques que nous avons tous plus ou moins en tête. Ce sont des sujets qui ne nous concernent pas directement aujourd’hui et auxquels nous n’avons jamais été vraiment directement confrontés. Mais ils ne sont pas très loin de nous dans le temps et nous pourrions assez facilement imaginer des situations assez proches.

a) L’Église d’Allemagne et le nazisme

Vous vous rappelez que le nazisme est arrivé « démocratiquement » en Allemagne, dans un pays largement chrétien, à l’origine de la Réforme et dont la culture était admirable à bien des égards. Je ne parlerai que des Églises protestantes. La grande Église officielle, luthérienne, réformée et unie, a connu un combat difficile. Un courant minoritaire, celui des « chrétiens allemands » a tout fait pour rendre l’Église conforme à l’idéologie nazie. Une autre minorité, celle de « l’Église confessante », avec des figures comme Barth et surtout Bonhoeffer ou Niemöller, a essayé de lutter contre cette première tendance en maintenant la pureté théologique de l’Église. Et une assez large majorité a été prudente, soucieuse de ne pas engager l’Église en politique. Le problème, c’est qu’il y a des moments où se taire équivaut à être complice. D’autres Églises plus évangéliques, au sens moderne du terme, ont fait le dos rond et se sont tues en attendant que cela passe. On sait comment cela a passé... Ces deux types d’Églises ont demandé pardon à leurs Églises sœurs d’Europe après la guerre. Elles ont eu conscience qu’elles n’auraient pas dû se taire et qu’en ne disant rien, elles ont laissé le pire se faire.

b) Les Églises américaines et la ségrégation

L’autre exemple, qui ne nous concerne pas non plus directement, peut néanmoins nous aider à réfléchir. Le sud des États-Unis était une terre très chrétienne. Beaucoup de protestants et beaucoup d’évangéliques. Pourtant, ce fut une terre d’esclavage, et même après la fin de celui-ci, les noirs étaient loin d’avoir les mêmes droits que les blancs. Un mouvement comme celui des droits civiques, que nous connaissons par la figure de Martin Luther King a cherché à lutter pour l’égalité des droits au nom de l’Évangile. Pourtant il a été loin de faire l’unanimité parmi les chrétiens au moment où il a été vécu. Que fallait-il faire ? Ne rien dire et attendre que cela change tout seul ? Mais une situation de domination des uns par les autres change rarement d’elle-même... S’engager aux côtés de MLK ? Mais c’était s’exposer aux critiques...

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http://commission-ethique.fr/Textes_files/Ethique%20sociale%20chretienne.pdf

Informations complémentaires

Petite bibliographie

Frédéric BAUDIN et Nicolas FARELLY (sous dir.), Christianisme et politique. Quelle place pour l’Église dans le débat politique ? Paris, Empreintes temps présent, 2007.
Michel BERTRAND, L’Église dans l’espace public, Genève, Labor et Fides/Olivétan, 2011.
Dave BOOKLESS, Dieu, l’écologie et moi, Dossier Vivre 37, Saint-Prex, Je sème, 2014.
CEPE, Lignes directrices d’une éthique sociale chrétienne, commission-ethique.fr.
Erwan CLOAREC, Foi et politique, De quoi je me mêle ?, Paris, Croire et lire, 2011.
COLL., Consommation et gestion du temps, Quels choix éthiques pour un style de vie prophétique, Montbéliard, Éditions Mennonites, 2008.
COLL., Libre de le dire, Fondements et enjeux de la liberté de conscience et d’expression en France, Marpent, BLF Éditions, 2014.
COLL., Foi, politique et société, Romanel-sur-Lausanne, Éditions Ourania, 2010.
Frédéric de CONINCK, Agir, travailler, militer, Une théologie de l’action, Charols, Excelsis, 2006.
Jacques ELLUL, Présence au monde moderne, Paris, Presses Bibliques Universitaires/Ouverture, 1988.
John STOTT, Le chrétien et les défis de la vie moderne, volumes 1 et 2, Éditions Sator, collection Alliance, Distribution Excelsis, 1987-1989.
John WYATT, Questions de vie et de mort, La foi et l’éthique médicale, Charols, Excelsis, 2009.

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