Quelle doctrine sociale pour les évangéliques ?

Complet Le monde actuel
Une doctrine sociale est un enseignement théologique sur les réalités sociales sur la base de la révélation divine, dans le but d’orienter le comportement de ses destinataires. Si l’Église catholique a accompli un travail considérable dans ce domaine, il ne semble pas exister d’équivalent du côté évangélique. L’article cherchera à déterminer dans quelle mesure des caractéristiques propres à l’identité évangélique peuvent représenter des difficultés dans l’élaboration d’une doctrine sociale. Puis il plaidera qu’en prolongeant certains traits d’un cadre évangélique, une doctrine sociale devient possible. Enfin, l’article s’attachera à dégager de grands principes pour une doctrine sociale évangélique en se basant sur le socle de la création, la nécessaire adaptation à un monde déchu, les reflets de la grâce à faire briller dans le domaine social et en considérant le caractère mondial des questions sociales dans le contexte actuel.

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SEL commerce équitable L’intérêt pour les questions sociales est très présent chez les évangéliques et s’est plutôt renforcé ces dernières décennies. Il s’est manifesté en premier lieu par une riche diversité d’actions incluant notamment des diaconies locales, des projets ou associations de solidarité internationale ou de plaidoyer, sans oublier le volet social du travail des structures missionnaires et une multitude d’initiatives individuelles. Des déclarations importantes ont été publiées qui touchent aux sujets sociaux(1) contiennent toutes des sections significatives sur l’engagement sociopolitique. En France, la commission d’éthique protestante évangélique a publié un important document intitulé « Les lignes directrices d’une éthique sociale chrétienne », disponible sur http://commission-ethique.com/wp-content/uploads/2017/03/Ethique-sociale-chretienne.pdf, page consultée le 05/11/2020. Signalons encore le texte de la NAE (Alliance Évangélique aux États-Unis) sur la responsabilité civique : https://www.forthehealth.net/, page consultée le 05/11/2020. La 3e Déclaration de Chicago est largement consacrée à des sujets de doctrine / éthique sociale (publiée en français aux Éditions Kerygma et disponible notamment sur http://flte.fr/wp-content/uploads/2015/08/FR9-Declaration_Chicago_application_enseignement_biblique.pdf, page consultée le 05/11/2020).)), et des penseurs évangéliques ont produit des travaux de réflexion substantiels(2).

Pourtant, on ne trouve pas du côté évangélique de pendant à ce qui a été développé dans l’Église catholique depuis la fin du 19e siècle sous le nom de « doctrine sociale(3) ». Est-ce lié à la nature de la pensée évangélique ou plutôt une lacune qu’il faudrait essayer de combler ? Serait-il temps pour les évangéliques en France d’essayer de traiter davantage les questions sociales pour elles-mêmes d’une façon qui se rattache à leurs grandes convictions doctrinales tout en se laissant instruire par tout ce qui peut être valable dans ce que d’autres ont proposé avant eux ? Je voudrais présenter dans cet article quelques propositions pour inciter à la discussion et à des approfondissements à ce propos

I. Doctrine évangélique et doctrine sociale : quelques difficultés

Commençons par quelques précisions de vocabulaire que j’utiliserai dans cet article. J’entendrai par « doctrine sociale » un enseignement théologique sur les réalités sociales sur la base de la révélation divine dans le but d’orienter le comportement de ses destinataires(4). Je ne ferai pas une distinction très nette entre « éthique sociale » et « doctrine sociale » : la « doctrine » dont je parle vise les comportements, les actes, la pratique. Nous sommes donc bien dans le champ de l’éthique et nous parlerons de questions éthiques. Cependant le choix du mot « doctrine » a ceci de significatif qu’il met l’accent sur le fondement théologique de cette éthique, sur la vision de Dieu, de l’être humain, du monde et de l’histoire que celle-ci présuppose.

Que faut-il entendre par « doctrine évangélique » ? La question est complexe parce que coexistent au sein du monde évangélique plusieurs familles théologiques parfois assez diverses dont on peut se demander si elles seraient capables de parler d’une voix unie sur les questions sociales. Nous nous heurtons certainement là à l’une des premières et des plus importantes limites de l’exercice consistant à chercher une doctrine sociale pour les évangéliques. Peut-être est-elle insurmontable lorsque l’on cherche à atteindre un certain degré de cohérence, de précision, de technicité et de détail. La doctrine sociale de l’Église catholique, qui est solidaire de la doctrine catholique générale, relève d’un magistère dont aucune Église évangélique n’a, ni ne veut avoir d’équivalent. Ne préjugeons toutefois pas trop vite du degré d’accord à espérer ou de désaccord à craindre entre évangéliques sur le sujet de la doctrine sociale.

1. Accent sur la conversion, division de l’humanité et doctrine sociale

L’une des caractéristiques du mouvement évangélique, d’après le « quadrilatère de Bebbington », réside dans son accent sur la conversion. Celui-ci est solidaire de la doctrine biblique d’après laquelle tout être humain est pécheur et perdu et a besoin de naître de nouveau pour voir le Royaume de Dieu.

Cette perspective favorise une focalisation sur l’évangélisation du monde, comprise comme proclamation du message de l’Évangile jointe à l’appel à le recevoir personnellement, car c’est par la prédication de la croix que Dieu sauve les croyants : le « crucicentrisme » est une autre caractéristique du mouvement évangélique.

Il arrive que la volonté de souligner l’urgence et la priorité de l’évangélisation conduise certains évangéliques à minimiser et même, dans les cas les plus extrêmes, à nier l’importance de l’implication sociale et surtout sociopolitique des chrétiens. Cette tendance ne correspond cependant pas à ce que l’on pourrait considérer comme une position médiane. Celle-ci se retrouverait plutôt dans les textes du Mouvement de Lausanne qui incluent la responsabilité sociale des chrétiens dans la mission de l’Église. Mais je me demande si, paradoxalement, le fait de penser le social au sein de la missiologie et à l’aide de concepts comme la « mission intégrale » ou la Missio Dei ne nuit pas à la constitution d’une doctrine sociale comme discipline à part entière. En effet, le registre de la « mission » qui nous place dans la perspective de la rédemption, de la venue du Royaume et du rôle de l’Église, me semble rendre plus difficile de penser la réalité de la « mission » commune que nous partageons avec nos frères et sœurs en humanité dans le cadre de l’ordre de la création, de la providence et de la grâce commune. Il ne s’agit pas de séparer le social de la mission, car les liens sont effectivement forts et nombreux, mais il s’agit de refuser de l’y réduire.

Plus profondément cependant, il faut relever que l’accent sur la conversion va avec une conception de l’humanité comme fondamentalement divisée : il y a ceux qui sont convertis et ceux qui ne le sont pas, les chrétiens et les non-chrétiens, les sauvés et les perdus. Même si cette perspective n’est pas absente du catholicisme, surtout dans ses formes les plus classiques, on peut dire que l’« universalité » est (presque par définition) un domaine dans lequel la doctrine catholique se meut aisément – et peut-être plus que jamais aujourd’hui si l’on considère les documents les plus récents signés par le Pape François(5). Ce n’est pas sans conséquence pour la démarche d’une doctrine sociale qui conduit plutôt à souligner ce qui unifie l’humanité, non seulement pour marquer que tous sont pécheurs, mais aussi pour penser une humanité et une société dans laquelle chrétiens et non-chrétiens vivent ensemble et collaborent à un bien commun.

Ajoutons qu’à la suite du Nouveau Testament, les évangéliques manifestent un intérêt particulier pour les chrétiens dans le besoin et cherchent à faire le bien « surtout envers les frères en la foi » (Ga 6.10). Comment articuler ce souci avec l’impératif de le pratiquer aussi « envers tous » ? Il y a là une difficulté à la fois théorique et pratique.

La question de la division de l’humanité me semble l’un des défis majeurs dans l’élaboration d’une doctrine sociale évangélique. Nous allons la voir ressurgir en abordant successivement la question de la place de l’Écriture et de la justification gratuite qui sont centrales dans l’héritage protestant qu’assument les évangéliques et qui correspondent à ce que l’on a appelé respectivement le principe formel et le principe matériel de la Réforme.

2. La place de la Bible

La Déclaration de foi de l’Alliance Évangélique affirme que nous croyons que l’Écriture Sainte est la Parole infaillible de Dieu, autorité souveraine en matière de foi et de vie. Une doctrine sociale pour les évangéliques se marquera forcément par un recours intense à l’Écriture. Celui-ci est loin d’être absent de la doctrine sociale de l’Église catholique qui s’y réfère abondamment. Mais le lecteur évangélique aura parfois l’impression que si cette dernière prend toujours son point de départ dans la Bible et offre des perspectives profondes sur son contenu, elle ne serre pas d’aussi près les textes que ce qu’il pourrait souhaiter. On est parfois bien loin de la preuve biblique.

Or la première question à poser est la suivante : la Bible nous offre-t-elle vraiment toutes les briques nécessaires pour construire l’édifice d’une doctrine sociale ? Il ne fait pas de doute qu’elle contient une riche matière permettant d’orienter le comportement des chrétiens en matière sociale au niveau de leurs décisions individuelles, de leurs relations interpersonnelles et de la présence de la communauté chrétienne dans le monde. Notre foi devrait façonner notre manière de vivre dans la sphère professionnelle, d’accomplir nos devoirs de citoyens, de respecter les droits des autres, mais aussi nos choix économiques et de consommation, ou notre attitude envers les pauvres. On se réfèrera entre autres ici au livre des Proverbes, au sermon sur la montagne ou aux sections parénétiques des épîtres.

L’apôtre Paul écrit : « Que le Seigneur fasse abonder et déborder votre amour les uns pour les autres et envers tous les hommes… » (1 Th 3.12) Cette bénédiction contient en elle tout un programme ! L’Église devrait être une société transformée par l’amour et dont l’amour déborde sur l’extérieur – on peut parler alors de « rayonnement social » de la communauté chrétienne. On comprend que le théologien Alain Nisus aille jusqu’à oser la formule selon laquelle « l’Église en tant que telle est une œuvre sociale(6) ». Ce n’est pas qu’elle soit une structure sociale avec des objectifs sociaux mais c’est plutôt que le seul fait pour elle d’être fidèle à son identité de sel de la terre et de lumière du monde a des effets sociaux bénéfiques.

Les difficultés surgissent lorsque l’on cherche à dépasser le cadre de l’action des chrétiens et des Églises. Pour obtenir une doctrine sociale, on ne peut en rester à des directives éthiques concernant les relations interpersonnelles à l’intérieur de la société. Il faut aussi traiter de la société elle-même et de son organisation avec ses dimensions structurelles et institutionnelles, de relations entre les groupes humains ou entre les pays – et pour nous aujourd’hui, force est de constater que, selon une expression de la doctrine sociale de l’Église catholique, la question sociale est devenue mondiale. La Bible nous donne-t-elle les outils pour faire cela ou ne serons-nous pas amenés à tirer les textes bien loin de leur sens réel ? La difficulté n’est pas imaginaire : sans une argumentation serrée expliquant les étapes du raisonnement, il est injustifiable de passer de la relation entre le mauvais riche et Lazare dans la parabole de Luc 16 aux relations entre les pays riches et les pays pauvres.

La question la plus difficile concernant le recours à la Bible se présente cependant plutôt lorsque les chrétiens cherchent à s’adresser aux non-chrétiens ou à la société elle-même. Le document de la commission d’éthique protestante évangélique sur les lignes directrices d’une éthique sociale met le doigt sur le point sensible à cet égard :

« La référence à la Bible doit rester seconde. Bien sûr, c’est parce qu’elle les trouve dans la révélation que l’Église va défendre telle ou telle position. Mais l’argument d’autorité n’a de valeur que pour elle. Que la Bible dise telle ou telle chose n’a pas de caractère convainquant pour une personne qui ne croit pas. Mentionner la source ne sera jamais inutile, mais reste insuffisant. Il est plus utile de souligner le caractère juste et correspondant à la réalité humaine des positions défendues. »

Une telle démarche, qui consiste à défendre des positions dont on croit qu’elles viennent de la révélation divine sans s’appuyer sur cette révélation, s’inscrit sans trop de difficulté dans la vision catholique du rapport entre la foi et la raison et dans sa conception de la loi naturelle. Les évangéliques peuvent-ils suivre ? C’est moins évident. Mais si nous choisissons de construire une doctrine sociale dont l’usage soit seulement interne cela implique une limite assez drastique. Cela reviendrait à dire que nous n’avons pas de parole à apporter à nos contemporains non-chrétiens qui contribue à construire avec eux une société humaine qui fasse au moins un pas dans une direction meilleure.

3. La place de la grâce

L’éthique sociale est une branche de l’éthique générale. Or, parler d’éthique nous renvoie au thème des œuvres bonnes. En héritiers de la Réforme protestante, les évangéliques ont une doctrine des œuvres en rapport avec le salut : nous sommes justifiés par la foi seule sans les œuvres et celles-ci sont ensuite des signes de l’authenticité de notre foi. L’investissement dans le domaine social ne devrait se faire ni pour acquérir de la gloire de la part des humains ni pour mériter quelque chose devant Dieu, mais plutôt par reconnaissance pour le salut reçu. Il faut même aller plus loin – ce que tous les évangéliques ne discernent pas toujours – : c’est en insistant sur la grâce et plus précisément sur la justification gratuite que nous pouvons motiver le plus efficacement et sur les bases les plus saines la pratique des œuvres bonnes. C’est la logique de Paul dans son épître à Tite (3.1-8). La levée de toute condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ libère pour une marche non « selon la chair », mais « selon l’Esprit » (Rm 8.1-4). Car l’alternative est bien là : toute œuvre humaine a un « principe » qui la produit, et le Nouveau Testament n’en connaît que deux. Il y a d’un côté, la « chair », ce que l’être humain pécheur produit par ses propres ressources et qui ne se soumet pas à la loi de Dieu – quel est le contenu de la loi, si ce n’est l’amour de Dieu et du prochain ? – en raison d’une incapacité radicale à le faire (Rm 8.7). De l’autre côté il y a l’Esprit dont le fruit est d’abord l’amour (Ga 5.22).

Il vaudrait la peine de montrer plus en détail comment l’expérience de la grâce et de la justification gratuite permet de penser ce qui fait le propre d’un engagement social chrétien et de sa motivation en soulignant notamment que le Dieu qui veut que je contribue à répondre aux besoins de ceux qui vivent dans la pauvreté, ou à redresser des situations d’injustices et d’oppressions sociales, est celui qui se soucie de mes besoins les plus concrets et de ma fragilité, qui a eu pitié de moi dans mon extrême pauvreté spirituelle et qui m’a déclaré juste à son tribunal sur la base de l’œuvre du Christ(7).

Mais nous nous heurtons ici de nouveau au problème de la division de l’humanité : la connaissance expérimentale de la justification n’est pas le fait de tous les humains et il ne nous est pas possible d’appeler celui qui ne l’a pas faite à s’engager socialement sur cette base. Le problème est encore plus aigu que pour le recours à l’Écriture. On pourrait dire que l’argument d’autorité garde sa valeur en lui-même même s’il n’est pas reconnu par celui à qui il s’adresse : il est valable en droit, même s’il est inopérant dans les faits. Par contre il ne peut être demandé à personne d’agir en chrétien s’il n’est pas chrétien. N’est-ce pas la tragédie de la chrétienté que d’avoir cherché à forcer un tel comportement ?

II. Construire une doctrine sociale : considérations sur la méthode

Notre première section a fait apparaître un certain nombre de difficultés sur la voie de celui qui cherche une doctrine sociale pour les évangéliques. Je ne crois pas qu’il faille leur chercher des solutions dans la révision des doctrines qu’ils confessent par ailleurs, mais plutôt dans un prolongement de certains de leurs traits.

1. La dimension d’universalité de la révélation divine

Les aspects de division de l’humanité et de « particularité » de certains points du message biblique que nous avons rappelés ne doivent pas nous faire oublier une forme d’« universalité » qui trouve naturellement sa place dans une théologie évangélique : Dieu se révèle à tous les humains au minimum sous la forme de ce que l’on appelle la révélation générale, c’est-à-dire sa révélation dans la création et dans la providence. Il en est question notamment dans des textes comme le psaume 19 (versets 2-7), dans le discours de Paul aux habitants de Lystre (Ac 14.15-17) ou dans le début de l’Épître aux Romains. Or cette révélation comporte un volet éthique : elle fait connaître quelque chose de l’adoration et de la reconnaissance que nous devons à Dieu et certains devoirs de justice à l’égard de notre prochain. Si nous agissons en sens contraire, nous ne pouvons pas nous exonérer de la forte parole de l’apôtre : ils connaissent le décret de Dieu selon lequel ceux qui pratiquent de telles choses sont dignes de mort (Rm 1.32). Pour un nombre non négligeable d’êtres humains aujourd’hui cette révélation générale se conjugue à des éléments provenant de façon directe ou indirecte du message de la Bible.

Pour formuler les choses avec les termes d’Henri Blocher, la loi de Dieu, spécialement révélée dans l’Écriture, mais dont la substance est communiquée dans la révélation générale, vaut pour tout être humain. Elle a une « universelle validité(8) ». Si l’on nie cela, il n’est pas possible de maintenir une doctrine biblique fort négligée aujourd’hui mais qui fait partie de la plateforme doctrinale commune à tous les évangéliques : celle du jugement dernier qui est bien un jugement universel. Sur quelle base Dieu jugerait-il tous les hommes si tous ne relevaient pas de sa juridiction et donc de sa loi ? Or, dans la mesure où cette loi donne le cadre de nos décisions personnelles et de nos relations interpersonnelles, elle touche sans aucun doute possible le champ social. On peut d’ailleurs faire remarquer en passant que la distinction entre une éthique personnelle, sexuelle et familiale d’un côté et une éthique sociale de l’autre est assez artificielle : la vie sociale est faite de choix personnels et le comportement personnel – notamment en matière de sexualité et de famille – a des retentissements sociaux(9).

Reconnaissons-le clairement : dans l’Écriture, l’universalité de la révélation divine et la validité de la loi de Dieu sont d’abord et avant tout le fondement de la condamnation du pécheur et non pas celui d’une éthique sociale. Elles constituent aussi le présupposé et l’arrière-plan de la proclamation de la Bonne Nouvelle du salut en Jésus-Christ. Mais la révélation de la volonté de Dieu sert également à produire en tout être humain une forme de « justice civile », pour utiliser l’expression des Réformateurs, qui, même si elle ne satisfait pas aux exigences de la loi, n’en présente pas moins une valeur réelle. Même si le sens du texte est discuté, je tends à trouver cette « justice civile » dans le chapitre 2 de l’Épître aux Romains lorsqu’il est question des païens à qui il arrive de faire naturellement ce que prescrit la loi alors qu’ils n’ont pas la loi (versets 14 et 15). On peut encore mentionner ce que Jésus dit des pécheurs qui font le bien et aiment (c’est le contenu de la loi !) en Lc 6.32-33(10). Ils le font envers ceux qui leur rendent la pareille, mais c’est quand même mieux que rien ! Je voudrais plus particulièrement attirer l’attention ici sur un épisode de l’Ancien Testament : dans l’histoire d’Achab et Naboth, qui constitue un exemple type d’injustice sociale, lorsqu’Élie dénonce prophétiquement le péché du roi, celui-ci ne répond ni par l’endurcissement, ni par la « conversion » (au sens du conversionisme évangélique). Il accomplit un acte d’humiliation public qui, sans être la repentance qui mène au salut, n’est pas pour autant un acte hypocrite. Et non seulement Dieu accorde une certaine valeur à cette démarche, mais il y fait correspondre une conséquence bénéfique sur le plan temporel (cf. 1 R 21, en particulier les versets 19 à 29). Se pourrait-il qu’une parole fondée sur une doctrine sociale évangélique puisse produire de tels effets sur nos contemporains et nos sociétés ? Ne peut-on pas penser que la doctrine de la création de l’être humain en image de Dieu a pu avoir des effets bénéfiques sur l’idéal d’une société où les droits de tous, même des plus faibles, sont respectés(11) ?

Il vaut la peine que nous osions exprimer une parole sur les questions sociales qui s’adresse à tous et qui plonge ses racines dans la révélation divine. Je ne suis même pas sûr que nous devions fuir l’argument d’autorité. D’une part, un argument d’autorité n’a pas besoin d’être exprimé de manière « autoritaire ». Nous pouvons dire quelque chose du genre : « Voici comment, nous chrétiens, nous examinons la situation sur la base de notre foi et ce que nous recommandons. Écoutez et vous y trouverez peut-être quelque chose qui vous semblera éclairant(12). » D’autre part, il y a aussi place pour un témoignage prophétique, sage et modeste dans la ligne de la parole de Daniel au roi païen Naboukadnetsar : « C’est pourquoi, ô roi, puisse mon conseil te plaire ! Mets un terme à tes péchés par la justice et à tes fautes par la compassion envers les malheureux, et ta tranquillité se prolongera. » (Dn 4.24) Que la société écoute ou qu’elle n’écoute pas n’est pas la question. Mais qui sait si elle n’écoutera pas un petit peu ?

2. Sommaire de la loi et doctrine sociale

La loi énonce ce que Dieu attend des humains. Mais quel est son contenu ? On a couramment appelé « sommaire de la loi » la réponse que Jésus a donné à la question : « Maître, quel est le grand commandement de la loi ? » (Mt 22.36) Or il l’a fait en donnant deux commandements qu’il a articulés entre eux et dont il nous a montré en sa personne le parfait accomplissement. Il y a bien un premier (l’amour pour Dieu), mais il y a aussi un second (l’amour pour le prochain) qui lui est « semblable », mais non pas « identique » ou « égal ». Remarquons qu’il n’y a pas de troisième ou de quatrième grand commandement : « De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes. » (Mt 22.40) Nulle part il ne nous est demandé d’aimer la société, l’humanité ou la création.

Ceci peut poser une difficulté pour le sujet de la doctrine sociale. En effet, il faut souligner qu’on ne peut pas remplacer « ton prochain » par « tous les humains » ni même par « tous les humains auxquels tu es relié d’une façon ou d’une autre »(13). Le prochain semble bien nous placer au niveau des relations interpersonnelles. Dans ces conditions, comment penser le rapport entre doctrine/éthique sociale d’un côté et sommaire de la loi de l’autre ?

Au risque de surprendre, je dirais que la doctrine sociale et l’engagement au sein de la société humaine se rattachent d’abord à l’accomplissement du commandement de l’amour pour Dieu. On peut ici faire intervenir la considération du « mandat créationnel » dont parlent Genèse 1 et 2 : l’homme et la femme doivent multiplier, remplir la terre et la soumettre. Il s’agit là d’un « projet social » qui ne peut être accompli que par l’humanité tout entière et qui vise d’abord la gloire de Dieu. En agissant ainsi, les humains reflètent et révèlent quelque chose de Dieu en conséquence de leur création en son image. Même lorsque la culture et la civilisation se développent dans la lignée de Caïn, nous pouvons penser qu’il y a là quelque chose de l’intention créatrice de Dieu qui s’accomplit et qu’il en est glorifié.

Il faut aussi relier la doctrine/l’éthique sociale au commandement de l’amour du prochain. Mais de quelle façon ? Je ne pense pas qu’il soit sage de le faire en élargissant de façon abstraite la notion de prochain. Je proposerais plutôt d’examiner deux voies complémentaires.

Dans son commentaire sur la loi de Moïse, Jean Calvin répartit chaque prescription du Pentateuque sous l’un des dix commandements(14). Il explique que les préceptes détaillés, qui contiennent des dispositions cultuelles et « sociales », sont des « dépendances » du décalogue faites pour être des « aides qui, pour ainsi dire, nous conduisent par la main au culte à rendre à Dieu et à la promotion de la justice envers les humains »(15). Elles n’ajoutent pas réellement quelque chose au décalogue (ou au sommaire de la loi). La doctrine et l’éthique sociales peuvent être considérées comme un moyen et une aide à la réalisation du commandement de l’amour du prochain. Le bien que je dois désirer de manière particulière à celui avec qui je suis appelé à avoir une relation interpersonnelle, de prochain à prochain, n’est en effet possible dans toute sa plénitude que dans la mesure où chacun d’entre nous joue son rôle au sein de la société commune des humains et où une certaine organisation sociale est mise en place.

Par ailleurs, le souci social peut être vu comme un prolongement du commandement de l’amour du prochain. C’est ainsi que le document de la commission d’éthique protestante évangélique mentionné plus haut, discutant de la parabole du bon Samaritain, demande ce qu’il conviendrait de faire si des personnes se faisaient régulièrement agresser sur la route de Jérusalem à Jéricho. Ne faudrait-il pas envisager des solutions sociales et politiques pour remédier à cette situation ? Je crois que la réponse à cette question devrait être positive à condition que l’on soit bien conscient à la fois de la proximité et de la différence entre le commandement de l’amour du prochain et son prolongement. Il faut en effet reconnaître que l’engagement sociopolitique se trouve dans la logique de l’acte d’amour concret et personnel du Samaritain et que l’on ne peut pas faire une coupure entre les deux. À la limite, on pourrait soupçonner quelqu’un qui s’opposerait par principe à l’action sociopolitique de ne pas vraiment rechercher le bien de son prochain. Cependant le changement de niveau implique une redistribution des responsabilités : face au blessé sur le chemin, l’amour du prochain exige un acte d’amour concret. On ne peut pas dire pour autant qu’il exige nécessairement de tous un engagement sociopolitique. Il l’appellera pour certains, en fonction de la vocation et des possibilités de chacun.

Le comportement que la doctrine sociale vise à orienter rentre donc bien dans le cadre du sommaire de la loi.

3. Une autorité principielle de l’Écriture en matière sociale

Quoi que semblent en penser beaucoup d’évangéliques, la Bible ne fonctionne pas comme un mode d’emploi prévoyant explicitement et en détail toutes les situations que nous pouvons rencontrer. C’est déjà vrai au niveau des relations interpersonnelles. Combien plus en est-il ainsi pour l’organisation de la société, en particulier dans le contexte ultra-complexe de la mondialisation.

En matière sociale, je plaiderais pour l’idée selon laquelle l’autorité de l’Écriture doit être dite « principielle(16) ». Autrement dit, sur les questions sociales comme sur beaucoup de sujets éthiques, l’enseignement biblique pose des principes (très) généraux qu’il va s’agir d’exposer et pour lesquels les applications ne se trouveront pas forcément directement dans les textes. Il est même permis de supposer que les principes bibliques, tout en excluant résolument certaines options, en laisseront plusieurs ouvertes, parfois très différentes les unes des autres(17).

Il faut ici dire un mot d’une objection que l’on pourrait formuler à partir de l’Ancien Testament : celui-ci contient en effet une loi civile donnée à Israël, et un discours social assez conséquent dans les prophètes qui se réfère à la dimension sociale de la loi. Dans quelle mesure faut-il se tourner vers ces passages pour construire un modèle de société ou pour interpeller nos contemporains (en n’oubliant pas de nous inclure nous-mêmes dans nos contemporains) ? Beaucoup d’évangéliques s’y réfèrent copieusement… et en tirent des propositions contradictoires allant de l’ultra-libéralisme économique des « théonomistes » (qui défendent la normativité des prescriptions civiles de l’Israël vétérotestamentaires pour nos sociétés contemporaines) à l’altermondialisme de bien des recours à Amos ou à Ésaïe. Sans chercher à proposer ici un modèle herméneutique(18), j’aimerais souligner une tension entre deux faits importants.

Premièrement, du fait que l’Israël vétérotestamentaire était un corpus mixtum composé à la fois de personnes fidèles au Seigneur (parfois très minoritaires) et d’autres qui ne lui étaient pas vraiment attachées, il présente un point commun avec nos sociétés. On peut donc penser que ses lois civiles ont quelque chose d’adapté au fonctionnement d’une société humaine marquée par le péché et peuvent nous aider dans la construction d’une réflexion sociale, d’autant plus que Jésus souligne expressément que le législateur a tenu compte de la dureté du cœur de l’homme (cf. Mt 19.8).

Mais deuxièmement, vouloir transposer trop rapidement l’enseignement social de l’Ancien Testament à nos sociétés contemporaines, c’est négliger d’une part le rôle historique unique de l’Israël vétérotestamentaire, peuple de Dieu, dans le plan du Seigneur (la préparation de la venue du Christ) et d’autre part le caractère particulier de ces prescriptions (lié à un contexte précis sur les plans religieux, social, économique, culturel, etc.). On ne saurait tirer de l’absence d’un système de sécurité sociale géré par l’autorité politique dans un Israël – avec une vie communautaire de proximité qui devait être dense –, une objection de principe contre l’intervention de l’État dans le domaine de la santé au sein de pays marqués par une dépersonnalisation des relations sociales(19). Mais on ne saurait non plus s’appuyer sur la seule loi du Jubilé caractéristique de l’organisation de la vie dans le pays promis (et prenant comme point de référence le partage de la terre après le massacre des habitants précédents !) pour présenter l’annulation de dettes internationales comme une exigence de la justice. Il sera nécessaire d’ajouter une analyse soigneuse des situations contemporaines et une argumentation serrée des étapes du raisonnement permettant de passer des textes bibliques à celles-ci. Le résultat devrait être davantage de l’ordre de la proposition que de la revendication.

Il vaut mieux s’en tenir ici à la sobriété de la confession de foi de Westminster : ce qui reste obligatoire aujourd’hui dans les lois civiles de l’Ancien Testament consiste dans « ce que l’équité générale qui s’y trouve peut exiger » (XIX, 4)(20). Dire que l’Écriture exerce son autorité de façon principielle dans le domaine social, c’est aussi affirmer qu’il n’y a pas à défendre un « programme sociopolitique biblique ou chrétien ».

III. Grands principes de doctrine sociale et cadre biblique global

Si donc l’Écriture a une autorité principielle en matière sociale, quels principes peut-on dégager de son enseignement ? Sans prétendre le moins du monde être exhaustif, je proposerais de souligner les points suivants.

1. Le socle de la création

La doctrine de la création devrait constituer le socle d’une doctrine sociale évangélique. Toute personne humaine doit se voir reconnaître une dignité inaliénable du fait de sa création en image de Dieu. Les implications éthiques du thème de l’image de Dieu sont parfaitement claires : l’Écriture explique la gravité du meurtre ou même des insultes en rappelant que l’être humain est créé en image de Dieu (Gn 9.5-7 ; Jc 3.9). C’est lui qui permet de comprendre l’articulation entre les deux commandements du sommaire de la loi : le précepte enjoignant d’aimer son prochain est semblable à celui enjoignant d’aimer Dieu tout comme l’être humain qui est image et ressemblance de Dieu. La même conviction se lit aussi en filigrane de l’enseignement concernant nos relations avec les pauvres. « Qui opprime l’indigent déshonore celui qui l’a fait ; mais qui a pitié du pauvre lui rend grâce. » (Pr 14.31)

Il faut affirmer ensuite que Dieu a mis entre les humains un lien de société qui implique l’importance de la solidarité humaine. L’apôtre Paul affirme aux Athéniens que tous les humains sont issus d’un seul (Ac 17.26). De là découle ce que Dieu déclare après le déluge lorsqu’il prend des mesures pour protéger la vie humaine : « … je réclamerai à chaque homme la vie de l’homme qui est son frère. » (Gn 9.5) Oui, il y a une « fraternité en humanité » d’après la Bible ! Exhortant à agir envers les pauvres, le prophète Ésaïe lance : « … ne te détourne pas de celui qui est ta propre chair. » (Es 58.7) Cette expression frappante éclaire le « comme toi-même » du second commandement : le prochain est une partie de toi-même. Nous devrions sans doute être davantage sensibles à l’aspect d’unité organique de l’humanité que ce qui a généralement été le cas dans la tradition évangélique.

Le « mandat créationnel » déjà mentionné est un mandat commun qui vise en premier la gloire de Dieu, mais qui est aussi censé procurer un bien commun à l’humanité et bénéficier à la création elle-même. Cette tâche inclut et implique le développement de la vie familiale et sociale, du travail et des connaissances humaines. Le texte de la Genèse évoque les idées de potentialités, d’aptitudes à faire fructifier et de semence à cultiver. On n’est pas si loin d’un concept de « développement durable ».

Ces trois éléments fondamentaux (création en image de Dieu, solidarité humaine, mandat créationnel) devraient constituer des éléments de base d’un concept de « justice » fondée sur l’Écriture. Tout être humain devrait se voir reconnu le droit d’être traité d’une manière qui tienne compte de sa dignité, de bénéficier de la solidarité des autres et de jouer un rôle dans l’accomplissement du mandat commun. Tout être humain devrait reconnaître son devoir d’adopter un comportement social qui soit orienté dans ces directions.
La personne et l’œuvre de Jésus apportent une lumière nouvelle à chacun de ces trois points. Sans chercher à les détailler ici, mentionnons le fait que, si la création de l’être humain en image de Dieu devrait changer notre regard sur notre prochain quel qu’il soit, les interactions de Jésus avec ses contemporains dans les Évangiles nous éduquent de façon incomparable à le faire ; que le lien d’humanité qui nous relie les uns aux autres apparaît dans toute sa profondeur dans l’incarnation du Fils de Dieu qui nous a véritablement rejoints dans notre monde avec toutes les relations d’interdépendance qui le caractérisent et toute sa complexité et ses incertitudes ; que le mandat créationnel et son importance apparaissent en creux dans les années obscures pendant lesquelles Jésus a exercé le métier de charpentier à Nazareth et en rapport avec lesquelles la doctrine sociale de l’Église catholique utilise l’expression « Évangile du travail »(21).

2. L’adaptation à un monde déchu

Le monde dans lequel nous vivons est déchu : nous ne pouvons pas promouvoir une éthique de la création qui ferait l’impasse sur la réalité du péché. Le réalisme implique des adaptations parfois douloureuses.

Dans un texte sur l’éthique à proposer à la société civile, Henri Blocher affirme que « pour le fonctionnement externe de la communauté humaine », le niveau de l’exigence de la loi de Dieu est abaissé – sans pour autant que « l’exigence morale ultime pour les individus » devant Dieu soit abolie(22). Autrement dit, « Dieu n’exige pas autant pour la société civile que ce que sa loi éternelle implique ». Cette thèse est justifiée par la méditation des principes mis en œuvre dans la loi civile d’Israël qui tenait compte de la dureté du cœur de l’homme (cf. Mt 19.8). La justice sociale qu’il nous faut promouvoir ne pourra pas imposer la plénitude du respect de la dignité humaine, de la solidarité requise en conscience, de la vie abondante et pleine de sens dans l’accomplissement du mandat créationnel. Ici, les limites que tolère l’Écriture sont parfois rudes et difficiles à accepter. Nous devrons souvent rechercher le moindre mal plutôt que l’idéal, faire des compromis sans penser qu’il s’agisse nécessairement de compromissions. Cela ne signifie pas pour autant que tout soit tolérable ou que ce qui est tolérable soit totalement relatif au contexte social. Au contraire, on pourrait dégager des principes bibliques montrant que ce n’est pas l’arbitraire qui doit régner dans ce domaine(23).

La chute a eu pour conséquence que les besoins humains se sont souvent transformés en manques. Or, certains humains souffrent de davantage de carences que d’autres. Une doctrine et une éthique sociales évangéliques devront être caractérisées par une attention particulière pour les pauvres et les plus vulnérables. La loi de l’Ancien Testament en donne l’exemple(24) et Jésus en est le modèle insurpassable. Cette attention particulière qui doit être le fait des individus concerne aussi l’organisation sociale tout entière car la valeur d’une société se mesure aussi à la façon dont elle sait faire une place aux personnes les plus fragiles. On peut peut-être citer ici les paroles du prophète Ézéchiel :

« Voici quelle a été la faute de Sodome, ta sœur : elle avait de l’orgueil, du pain à satiété, une insouciante tranquillité, elle et ses filles, et elle ne fortifiait pas la main du malheureux et du pauvre. Elles sont devenues arrogantes et elles ont commis une horreur devant moi. Je les ai éliminées quand j’ai vu cela ! » (Ez 16.49-50)

3. Les reflets de la grâce

On utilise l’expression « grâce commune » pour désigner l’action de Dieu par laquelle il restreint le développement du péché et de ses conséquences après la chute et continue à accorder des bénédictions à ses créatures, faisant lever son soleil sur les méchants et sur les bons et pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Mt 5.45). Que Dieu maintienne le mandat créationnel (ou une forme modifiée de ce mandat) et permette la mise en œuvre d’une version adaptée de sa loi pour le fonctionnement extérieur de la société humaine s’inscrit dans la même logique : rendre la vie possible dans un monde déchu.

La grâce commune ne se « contente » pas de conserver la création, de retarder la diffusion du péché et de ses conséquences. Elle ne regarde pas seulement vers l’arrière. Elle est aussi ordonnée à la grâce du salut. En exerçant sa grâce commune, Dieu permet que le monde soit le théâtre de la rédemption. C’est ainsi qu’il a préparé la venue de son Fils et l’accomplissement du salut et qu’aujourd’hui il rend possible l’évangélisation du monde. Quand les chrétiens travaillent dans le sens du mandat créationnel, pratiquent le droit et la justice, traitent les autres comme des créatures faites en image de Dieu, se soucient des pauvres et des victimes de l’injustice, agissent dans le sens du bien commun à rendre le monde vivable, à témoigner de la bonté de Dieu, ils contribuent de façon indirecte à l’annonce de l’Évangile.

Mais dans le temps présent, c’est l’être intérieur qui est régénéré et la communauté du Royaume, l’Église, qui est formée. Les réalités extérieures que sont le corps et la création, auxquelles il faut aussi rattacher la société et son fonctionnement, ne sont pas renouvelées par la grâce et ne sont pas le « lieu » actuel de l’établissement du Royaume(25). Comme a très bien su le formuler Jacques Buchhold : « Jusqu’à ce jour, les sociétés de ce monde demeurent encore "sous la Loi" : il est de la responsabilité des autorités et des institutions sociales, non de pratiquer la grâce et d’octroyer le pardon, mais d’encourager celui qui fait le bien et de punir le malfaiteur(26). » La loi en cause ici est la version adaptée de la loi de Dieu. Dans le domaine social et politique nous recherchons un bien commun atteignable, pas le Royaume de Dieu.

Cependant, parce que cette version de la loi de Dieu relève de la grâce commune qui est ordonnée à la grâce du salut, il y a bien aussi une part de « grâce sociale », même « sous » cette loi. Il est bon qu’il y ait place, dans le fonctionnement de la société, pour un « droit de grâce », pour des amnisties, pour le phénomène de la prescription, pour des efforts dans le sens d’une forme de réconciliation nationale et/ou internationale, voire pour des efforts dans le sens de ce que l’on appelle aujourd’hui « justice restaurative ». Cependant, il me semble nécessaire de souligner qu’il ne faut pas chercher à aller trop loin dans ce domaine ni confondre les plans. Dans la société, il s’agit plutôt de ménager une place pour la grâce de Dieu (c’est le sens de la grâce commune) que de communiquer cette grâce.

4. Un mandat social universel

Le mandat créationnel de Genèse 1 et 2 possède, au moins potentiellement, une dimension d’universalité : il y est question de « remplir la terre ». Or le contexte actuel est caractérisé par la mondialisation et le fait que les questions sociales sont devenues mondiales à bien des égards. Ceci me semble suffisant pour fonder une implication sociale à un niveau international qui prolonge les grandes lignes dégagées ci-dessus :

  • Le lien de société et la solidarité humaine se traduira en solidarité internationale ;
  • Le souci de la justice et du bien commun devra inclure le souci international : il inclut nécessairement la prise en compte de toute l’humanité et non pas seulement d’un ensemble plus restreint (communauté nationale par exemple) ;
  • La bonne gestion de la création et le développement durable doivent aussi être considérés à une échelle mondiale.

Chacun devrait, à son niveau, prendre en compte cette dimension mondiale de la question sociale. Cependant, je signale que ce sujet est susceptible de susciter des débats considérables entre chrétiens évangéliques en particulier sur les sujets suivants : la détermination de ce qui relève du « niveau » de chacun : que suis-je censé faire « à mon niveau » ? ; la manière d’appliquer les principes de réalisme et de moindre mal en contexte de mondialisation ; le degré auquel la question sociale est devenue mondiale et la manière de prolonger au niveau mondial des vérités valant au niveau interpersonnel ou à celui de communautés à taille plus humaine.

Conclusion : une doctrine sociale en tension

Nous nous demandions en introduction si l’absence d’une doctrine sociale évangélique comparable à la doctrine sociale catholique était liée à la nature de la doctrine évangélique ou représentait plutôt une lacune à combler. Ma réponse consiste, en un sens, à dire : les deux ! Beaucoup d’évangéliques ont reconnu dans le triptyque création/chute/rédemption, le schéma fondamental de l’enseignement biblique. Or son deuxième terme marque une rupture qui introduit une tension dans toute réflexion sociale qui veut le prendre au sérieux. La situation de l’humanité et du monde étant profondément anormale, nous n’avons pas de proposition lisse ou idéale à avancer dans le domaine social, ni en pratique ni même en théorie.

Mais parce que la chute n’abolit pas la création et parce qu’elle n’est pas le dernier mot de l’histoire, mais qu’il y a une rédemption en Jésus-Christ, il y a une place pour un enseignement théologique sur les réalités sociales sur la base de la révélation divine dans le but d’orienter le comportement de ses destinataires. Elle sera différente de celle de l’Église catholique et n’aura sans doute jamais son ampleur pour des raisons qui ne sont pas purement accidentelles, mais aussi proprement doctrinales. Pour autant, nous avons des lacunes à combler dans ces domaines et donc du pain sur la planche… pour le bien de notre prochain, pour la gloire de Dieu, en réponse à sa grâce.

Auteurs
Daniel HILLION

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1.
Même si, comme on le verra, ils n’ont pas été rédigés dans une perspective de doctrine sociale, on peut penser tout d’abord aux textes du Mouvement de Lausanne dont les grandes déclarations (Déclaration de Lausanne (1974), Manifeste de Manille (1989) et Engagement du Cap (2020
2.
J’ai été particulièrement impressionné par l’ouvrage du théologien mennonite Ron SIDER, The Scandal of Evangelical Politics: Why are Christians Missing the Chance to Really Change the World? Grand Rapids, BakerBooks, 2008. Que l’on adopte ou pas l’ensemble des perspectives qu’il propose, l’ouvrage est si solidement argumenté et soigneusement documenté que l’on y trouve un apport de première importance.
3.
Pour une présentation de la doctrine sociale de l’Église catholique, on se référera à Compendium de la doctrine sociale de l’Église, établi par le Conseil Pontifical Justice et Paix, Paris, Cerf, Bayard, Fleurus-Mame, 2005. Ce document (plus de 300 pages de texte) est disponible dans son intégralité sur le site du Vatican : http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/justpeace/documents/rc_pc_justpeace_doc_20060526_compendio-dott-soc_fr.html, page consultée le 28/10/2020. Depuis la parution du Compendium, plusieurs textes importants de doctrine sociale ont été publiés, en particulier les encycliques Caritas in veritate de Benoît XVI sur le développement humain intégral en 2009 et Laudato Si du Pape François sur la sauvegarde de la « maison commune » en 2015.
4.
Je me suis inspiré pour cette définition d’éléments trouvés dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p.39-41, n°72-75.
5.
La dernière encyclique Fratelli Tutti (2020) sur la fraternité et l’amitié sociale va très fortement dans ce sens http://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20201003_enciclica-fratelli-tutti.html, page consultée le 05/11/2020. Il vaut aussi la peine de consulter le Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune, 2019, signé en commun par le Pape François et le Grand Imam d’Al-Azhar Ahmad Al-Tayyeb : http://www.vatican.va/content/francesco/fr/travels/2019/outside/documents/papa-francesco_20190204_documento-fratellanza-umana.html, page consultée le 05/11/2020.
6.
Dans un entretien que j’ai réalisé avec lui pour le SEL le 23/10/2020.
7.
J’ai fait quelques propositions dans Daniel HILLION, « La présence et l’action de l’Église envers les personnes marginalisées et en situation de pauvreté », in Les cahiers de l’École pastorale n°102, 2016, pp.35-56, en particulier pp.41-46.
8.
Henri BLOCHER, « Loi, liberté et grâce. Quelle éthique proposer à la société civile ? », in Pour une éthique biblique, ouvrage collectif, Dossier Vivre n°22, Bevaix, Suisse, Imprimerie de Radio Réveil, 2004, p.18.
9.
Ceci a été très bien vu par le théologien catholique Christian PIAN dans son article « Théologie morale et éthique sociale », https://croire.la-croix.com/Definitions/Lexique/Theologie/Theologie-morale-et-ethique-sociale, page consultée le 28/10/2020. Voir la note 2.
10.
Si l’on admet que les Proverbes empruntent à la sagesse égyptienne (une référence académique utile, je pense), on peut considérer qu’il s’agit d’un fait extrêmement significatif pour le sujet des ponts possibles entre une doctrine sociale évangélique et des pensées sociales non-chrétiennes. Cf. par exemple sur ce sujet l’introduction aux Proverbes dans l’Édition d’étude de la Nouvelle Bible Segond, Villiers-le-Bel, Société biblique française, 2002, p.791.
11.
C’est en tout cas ce qu’insinue le théologien sri lankais Vinoth Ramachandra dans Howard PESKETT et Vinoth RAMACHANDRA, The Message of Mission, coll. The Bible Speaks Today, Nottingham, Inter-Varsity Press, 2003, p.42 où il affirme qu’il est douteux que le respect pour tout être humain puisse fleurir dans des sociétés qui n’auraient pas été touchés par la vision biblique.
12.
J’emprunte librement une formulation du théologien Alain Nisus dans l’entretien mentionné en note 6.
13.
Les deux reviennent strictement au même si on y réfléchit de façon suffisamment radicale, surtout en contexte de mondialisation : nous sommes reliés à tous les humains d’une façon ou d’une autre.
14.
Lesquels peuvent aussi se ramener au sommaire de la loi : les 4 premiers commandements correspondant à l’amour de Dieu et les 6 derniers à l’amour du prochain.
15.
Je me base sur la version anglaise de ce commentaire accessible sur https://ccel.org/ccel/calvin/calcom03/calcom03.iii.html, page consultée le 29/10/2020.
16.
J’emprunte cette expression à Auguste LECERF, « De l’impulsion donnée par le calvinisme à l’étude des sciences physiques et naturelles » dans Études calvinistes, Aix-en-Provence, Éditions Kerygma, 1999, première édition 1949, p.123.
17.
On peut se référer ici à la distinction proposée par le texte « Les lignes directrices d’une éthique sociale chrétienne » de la Commission d’éthique protestante évangélique entre ce qui relève de l’éthique (les principes, les valeurs, les conceptions de l’être humain et des relations entre les hommes) et ce qui relève des aspects « techniques », de la manière de traduire concrètement les principes.
18.
J’ai fait quelques propositions à ce sujet dans Daniel HILLION, « Amour fraternel et action sociale », Dialogue avec Charles NICOLAS autour de « Qui est mon prochain ? , La Revue Réformée, 2013/2-3, avril 2013, Tome LXVI, p.17-32.
19.
J’emprunte cette expression à l’ouvrage de Jean-Michel SEVERINO et Olivier RAY, Le Temps de l’Afrique, Paris, Odile Jacob, 2010, p.213 : « L’histoire des sociétés industrialisées et émergentes montre que le développement entraîne une société vers une plus grande formalisation des règles au fur et à mesure de la dépersonnalisation des relations sociales, ainsi que vers une ouverture graduelle des champs économique et politique à la compétition. » Un lecteur libéral qui projette l’individualisme de sa société dans le texte peut s’imaginer que partout où le texte biblique ne donne aucune indication que « l’État » n’exerçait pas un pouvoir coercitif, « l’individu » avait une pleine liberté de mouvement. C’est méconnaître la contrainte communautaire qui peut obliger à la solidarité aussi efficacement qu’un impôt – voire plus. Quand cette contrainte personnalisée du groupe disparaît n’est-il pas légitime de la remplacer par une contrainte d’État ?
20.
On peut trouver une version française de cette confession de foi par exemple sur https://www.info-bible.org/histoire/reforme/confession-westminster.htm, page consultée le 13/11/2020.
21.
Sur ce sujet, cf. par exemple l’instruction Libertatis conscientia de la Congrégation pour la doctrine de la foi, n.82 http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19860322_freedom-liberation_fr.html, page consultée le 13/11/2020, ou l’encyclique de Jean-Paul II Laborem exercens, n°26 http://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_14091981_laborem-exercens.html, page consultée le 13/11/2020.
22.
Henri BLOCHER, « Loi, liberté et grâce. Quelle éthique proposer à la société civile ? », art. cit., p.23.
23.
Sur ce sujet on consultera Jacques BUCHHOLD, « Jésus, la venue du Royaume et la question sociale », in Les enjeux de l’éthique, ouvrage collectif, Saint Légier, Éditions Emmaüs, 2004, p.36-40 qui distingue éthique de la sainteté, éthique du compromis et éthique des limites, et offre une réflexion très utile sur les limites qu’il n’est pas acceptable de transgresser.
24.
Sur ce sujet, cf. Émile NICOLE, « L’attitude à l’égard du pauvre dans l’Ancien Testament », in Croquis de randonnées bibliques, Vaux-sur-Seine, Edifac, 2011, en particulier p.64-66.
25.
Cf. les fortes remarques d’Henri BLOCHER, art. « Christ », in La foi chrétienne et les défis du monde contemporain, sous dir. Christophe PAYA et Nicolas FARELLY, coll. Or, Charols, Excelsis, 2013, p.16-17.
26.
Jacques BUCHHOLD, « Jésus, la venue du Royaume et la question sociale », art. cit., p.35.

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